Une approche de l'itinérant, victime d'un système social ou sujet acteur de sa propre vie

La diversité de nos travaux de recherche, de nos choix méthodologiques et éthiques ont fait et font coexister deux conceptions de la personne itinérante. D'une part, celle-ci peut être perçue, décrite et située en tant que victime des inégalités sociales, de formes de discrimination ou d'injustice. Dans cette optique, l'individu subit des situations sur lesquelles il n'a pas de prise et qui relèvent de conditions structurelles ou institutionnelles, il éprouve des difficultés à formuler une demande et à exprimer un besoin ou, encore, il est vu comme faisant partie d'un "groupe à risque", cible de politiques de santé publique par exemple. D'autre part, au-delà de la catégorie sociale stigmatisante, l'itinérant apparaît aussi comme personne, sujet, acteur social. Nos travaux sur les stratégies de survie (Lussier et al., 2002; Laberge et al., 2000a), sur les pratiques de soins (Carrière, Hurtubise et Lauzon, 2003), sur le rapport à l'espace (Parazelli, 2003), sur le travail (Hurtubise, Roy et Bellot, 2003; Roy et Hurtubise, 2005), sur les nouveaux modèles d'intervention - outreach (Denoncourt et al., 2000; Thibaudeau et Denoncourt, 1999), empowerment ou encore intervention par les pairs (Fortier et al., 2001) - nous révèlent un individu-acteur, ayant une prise sur son existence malgré sa condition d'extrême vulnérabilité. Certains modèles, des philosophies et des approches d'intervention lui reconnaissent ce statut. Cela dit et peu importe la figure retenue, nous considérons la personne itinérante comme une interlocutrice crédible dans la définition du phénomène et dans la production de la connaissance.

L'identité est complexe, elle ne peut être réduite à des caractéristiques "objectives"

Qui est perçu comme itinérant? Qui se reconnaît comme itinérant? À quoi reconnaît-on un itinérant? Ces trois questions renvoient directement aux liens qui existent entre la définition de l'itinérant, les caractéristiques objectives qui sont retenues et l'identité personnelle et sociale. Nos recherches nous ont permis de constater qu'il n'y a pas toujours de relation directe entre conditions de vie et identité, qu'il s'agisse de sa propre identité ou de celle que les autres nous attribuent. Par exemple, on a constaté que parmi les personnes qui correspondent aux définitions de l'itinérance et utilisent les services qui leur sont destinés, certaines ne se considèrent pas comme telles; elles récusent même activement cette identité (Laberge et Roy, 2005; Roy et Hurtubise, 2004; Roy et al., 2006); d'autres, au contraire, la revendique clairement. Ainsi, certaines personnes ne sont pas définies comme itinérantes, alors que d'autres le seront, malgré des caractéristiques personnelles et des conditions de vie similaires (Dufour, 2002). Par exemple, il semble y avoir beaucoup plus de résistance à considérer une femme comme itinérante qu'un homme vivant dans des conditions semblables. Il en est de même pour les jeunes de la rue qui, bien qu'ils soient sans ressources, sans logis, et qu'ils connaissent parfois des problèmes personnels graves, ne seront pas considérés comme des itinérants (Parazelli, 2002; Bellot, 2001). Enfin, en région, les utilisateurs de services destinés aux personnes itinérantes ne sont pas vus comme des itinérants, alors que ces mêmes personnes seraient perçues comme itinérantes à Montréal (Carie et Bélanger-Dion, 2003). Ces distinctions sont importantes et elles influent directement sur la définition des besoins, la dynamique de l'intervention et la planification des ressources.

Pour changer les choses: l'intervention en matière d'itinérance

La complexité de la problématique étant établie, plusieurs recherches se sont développées sur les modes d'action auprès des personnes itinérantes, que ce soit à travers des modèles d'action spécifique (l'approche outreach), des formes d'organisation et de collaboration sur des enjeux spécifiques

(l'action concertée, l'action intersectorielle) ou encore des formes de services (le logement avec soutien communautaire). Au début des travaux de l'équipe, les chercheurs sont surtout préoccupés du problème de la discrimination à l'égard des personnes en situation d'itinérance et de l'inadéquation de services trop souvent conçus pour la population générale. Avec le temps, les problèmes d'accessibilité des services et de continuité des actions sont perçus comme hypothéquant la qualité de vie des personnes et la possibilité que leur situation s'améliore (Laberge, 2000). L'intérêt de plusieurs recherches est de décrire des pratiques innovatrices en saisissant les référents théoriques de ces dernières, la manière dont elles constituent des réponses adaptées ou les enjeux liés à leur mise en œuvre. Dans un contexte de partenariat, il n'est pas toujours facile de prendre l'intervention comme objet de recherche. Les sensibilités sont grandes et les frontières entre le travail de recherche, la gestion et l'évaluation sont parfois plus difficiles à préciser et à vivre. Quoi qu'il en soit, l'enjeu soulevé par ces travaux est celui des finalités de l'intervention et de la raison d'être des pratiques, des services et des programmes pour les personnes itinérantes. Les intentions sont multiples (réponses aux besoins fondamentaux, réinsertion, réadaptation, réhabilitation, accompagnement, traitement, guérison) , et elles constituent autant de positions à propos de ce que pourrait être la sortie de l'itinérance.

 
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