L'ITINÉRANCE EN QUESTIONS OU LES QUESTIONS DE L'ITINÉRANCE
L'histoire du CRI, les enjeux théoriques et politiques qui l'ont marquée ainsi que le chemin parcouru en matière de développement des connaissances sur la question de l'itinérance de la pauvreté et de l'exclusion sociale construisent l'espace que le CRI a occupé au cours des années. Les quelques repères que nous avons évoqués donnent à voir ce qui reste à explorer et à comprendre. Nous poursuivons donc, dans le présent livre, notre quête de savoir et la volonté, pour nous, de le mettre à disposition comme un bien disponible, disions-nous. Cela permettra aux acteurs concernés par cette question, aux citoyens intéressés et aux chercheurs interpellés de poursuivre la réflexion, de s'emparer de ces connaissances pour mieux comprendre et pour sensibiliser les décideurs à ce problème de société ou, encore, de revendiquer une place citoyenne pour ou par les personnes itinérantes.
Nous avons regroupé les dix-sept textes du présent recueil sous quatre grandes questions transversales qui en constituent, en quelque sorte, le fil conducteur: la rencontre entre recherche et intervention; les enjeux de pouvoir et de régulation; l'analyse de l'intervention dans la perspective d'un questionnement; les représentations de soi et la compréhension des processus. Ces thématiques sont à la fois distinctes et complémentaires. Dans les différents textes, les auteurs ont abordé un ou plusieurs aspects de ces thématiques. Cela dit, il nous a fallu choisir, classer et organiser la présentation des textes. Notre principe a été de mettre l'accent sur ce que les chercheurs et les praticiens considèrent comme les préoccupations de l'heure en tenant compte du travail passé et des débats larges dans le milieu de la recherche et de l'itinérance après plus d'une décennie de recherche partenariale. Reprenons chacune de ces thématiques.
Rencontre entre recherche et intervention
Cette première thématique regroupe quatre textes qui interrogent les liens entre recherche et intervention dans le cadre du partenariat en tant qu'espace de production d'un savoir "autre". Ces textes, chacun à leur manière, renvoient à des interrogations de nature épistémologique qui examinent la rencontre de savoirs différents: théoriques, empiriques ou pratiques. Cette rencontre ne poursuit pas principalement des objectifs d'efficacité ni de gestion des problématiques sociales; elle cherche plutôt à donner un sens et une place spécifiques à ces savoirs, en plaçant au centre de la réflexion la pratique et les modèles d'intervention, l'un alimentant l'autre et vice versa.
L'établissement d'un dialogue avec les jeunes et divers acteurs vivant des formes de discrimination et de marginalisation constitue, pour Michel Parazelli, Annamaria Colombo, Gilles Tardif et le Collectif DéSisyphe, la base qui permet de repenser les rapports entre les jeunes, les institutions et les organisations. Ces auteurs s'intéressent à un modèle d'intervention (nommé le "Dispositif Mendel") qui suscite la rencontre entre différents acteurs en cherchant à dépasser, par de nouveaux modes de relations, les obstacles connus sur le plan des communications et qui bloque l'action. À partir de l'analyse d'un matériau empirique imposant, on est entraîné dans un univers de réflexion et de conceptualisation qui cherche à définir les balises et les paramètres d'une intervention renouvelée. On pourrait dire ici que le théorique informe l'intervention.
Hélène Manseau, Fanny Lemetayer, Martin Blais et Philippe-Benoît Côté cherchent, pour leur part, à dévoiler la complexité de certains phénomènes qui, parce qu'ils sont méconnus, empêchent la mise en œuvre d'actions adaptées et pertinentes. En s'intéressant à la sexualité de jeunes vivant temporairement à la rue, ces auteurs enrichissent la compréhension de cette réalité pourtant incontournable. À travers une description fine de situations vécues par les jeunes, ces auteurs discutent du rapport idéalisé entre sexualité et me et du choc ressenti devant une réalité qui, elle, est tout autre. D'où la nécessité de développer des approches de prévention non généralistes, qui ciblent spécifiquement les jeunes risquant de se trouver dans la rue. Ici, l'observation alimente la réflexion théorique autour de l'action, de la prévention et du développement de modèles d'intervention qui tiennent compte de situations spécifiques autour d'une problématique transversale.
Les deux autres textes discutent de la rencontre entre recherche et intervention, mais en considérant la recherche comme une pratique socialement située.
D'une part, Jean-Pierre Bonin, Hélène Denoncourt, Louise Fournier et Régis Blais s'intéressent à la rencontre et à la complémentarité des regards cliniques et scientifiques. Si, pour eux, la complémentarité des savoirs (scientifiques et pratiques) est essentielle, elle ne va pas de soi. Il faut analyser les processus de production de ces deux entités et en déterminer les barrières, notamment l'arrimage de données de nature différente (données chiffrées et textuelles, analyse de cas, etc.). Les auteurs proposent donc l'établissement d'un dialogue permanent entre chercheurs et intervenants et le métissage des savoirs à travers une réinterrogation d'approches différentes: la perspective clinique permettant de revoir les typologies construites à partir d'une grande enquête terrain.
D'autre part, Rose Dufour interroge la rencontre entre un chercheur et une population touchée par une problématique sociale. À la suite de trois recherches qu'elle a menées, elle propose une réflexion sur la question que tout chercheur s'intéressant à la question de l'itinérance se pose, à un moment ou à un autre: Quoi faire? Pour cette chercheure, la recherche doit favoriser une forme de coproduction de la connaissance. Cela permet aux personnes itinérantes, par la réappropriation de leur histoire, de se reconstruire une identité positive et de reprendre le fil de leur vie. Dans cette perspective, le défi est de trouver un juste équilibre entre le rôle d'accompagnateur qui aide individuellement les personnes à travers la construction de leur récit, et celui d'anthropologue qui produit une connaissance destinée à être partagée par un large public et qui doit respecter les critères de scientificité de la communauté scientifique; autrement dit, l'équilibre entre la singularité de l'histoire de chacun et l'universalité de certains processus menant à l'itinérance.