ÉVALUER QUELS EFFETS? D'UNE LOGIQUE DES RÉSULTATS À UNE LOGIQUE DE SENS

On comprend alors que les résultats soient évalués en fonction des objectifs visés, en l'occurrence l'instauration d'un dialogue démocratique entre des groupes d'individus marginaux et non marginaux qui favorise la reconnaissance mutuelle de leur rôle social. Nous l'avons vu, les résultats d'actions visant la résolution de problèmes appartiennent alors aux groupes d'acteurs qui doivent s'impliquer pour utiliser le potentiel d'action collective offert par le dispositif. Même si le cadre du dispositif contribue à faciliter les conditions de cette implication, lorsque les acteurs se désengagent de leur propre groupe l'inertie peut, évidemment, s'installer. Bref, le dispositif ne "fabrique" pas l'implication, mais peut en faciliter l'émergence et le développement en mettant en question le sens des actes de chaque groupe homogène. Ainsi, évaluer les effets de l'application du dispositif sur les participants diffère d'une évaluation des impacts que le dispositif a pu avoir sur le milieu de la rue à la suite des applications du dispositif. Par ailleurs, si les résultats sur le plan collectif peuvent être plus facilement identifiés à travers l'évolution de la dynamique de groupe, les effets sur le plan individuel sont difficilement dissociables d'une série d'autres facteurs qui interviennent dans l'évolution d'un individu. À ce propos, Rueff-Escoubès souligne un point de méthode important: "[...] le caractère structurellement collectif du dispositif implique que le bilan en soit dressé sous cette même forme de groupe, pour ne pas en perdre la dynamique propre" (1997, p. 193).

En fait, les résultats attendus ne se situent pas dans ce que de Gaulejac (2005) appelle "l'éthique des résultats" en se référant à l'idéologie gestionnaire qui prévaut actuellement, où "[la] gestion tend à appliquer à l'homme des outils conçus pour gérer les choses" (2005, p. 243). Si nous ne désirons pas écraser la créativité et la liberté de penser des individus, ni orienter d'une certaine manière la finalité des actes des groupes d'acteurs impliqués dans le dispositif, il importe de sortir du cadre dans lequel les problèmes ont été créés, entre autres celui de la non-reconnaissance du sens que les jeunes attribuent à leur vie de rue. Lorsqu'il s'agit de penser des modes d'intervention, le désir gestionnaire actuel est d'instrumentaliser des intervenants en vue d'une réintégration des jeunes de la rue par des "programmes", de sorte que toute intervention sera évaluée selon des critères d'utilité dont la finalité est la disparition du problème ou de certains problèmes particuliers. Cela n'a pas nécessairement de sens dans l'intervention sociale du point de vue des personnes visées par ce type de gestion. Rappelons que de plus en plus de recherches montrent que la biographie de plusieurs de ces jeunes les amène à donner du sens à leur vie de rue et à ne pas percevoir ce mode de vie uniquement comme l'expression d'une errance. En se référant à la pensée d'Arendt, de Gaulejac établit une distinction entre le sens et l'utilité, qui rejoint tout à fait notre souci éthique en ce qui a trait aux enjeux paradoxaux de l'intervention auprès des jeunes de la rue:

La distinction entre l'utilité et le sens est ici essentielle. Hannah Arendt en donne une illustration lumineuse (1958). D'un côté I'homo faber dont l'action et les raisons d'agir sont totalement soumises à des critères d'utilité, comme s'il fallait d'abord répondre à la question "à quoi ça sert?". De l'autre, le sujet qui "tourne le dos au monde objectif des choses d'usage pour revenir à la subjectivité de l'usage lui-même" (Arendt, 1961). Ce qui compte avant tout, ce ne sont pas les résultats de l'action mais l'action elle-même, la façon dont elle est menée. L'utilité instaurée comme sens engendre le non-sens. Dans le monde de la gestion où tout doit servir à quelque chose, le sens lui-même devient paradoxal. Car une fin, une fois atteinte, cesse d'être une fin et perd sa capacité de guider et de justifier l'action (de Gaulejac, 2005, p. 243).

Ainsi, notre choix méthodologique d'évaluation nous a conduits à analyser la façon dont les échanges se sont déroulés au cours des diverses applications du dispositif. Par conséquent, le projet pilote (1998-1999) et l'application du dispositif de 2001 à 2004 ont fait l'objet d'une évaluation à l'aide d'entrevues collectives au sein de chaque groupe homogène et d'une analyse des communications écrites qui ont circulé entre les groupes homogènes (Parazelli, 2000b; Colombo, 2004). Il s'agissait de voir si, du point de vue des participants, des dialogues s'étaient bel et bien engagés de façon démocratique et dans le respect des règles énoncées, s'ils en avaient apprécié la pertinence et s'ils voyaient des effets particuliers ou des dynamiques que le dispositif aurait produits tout au long de leur participation, tant à l'intérieur de leur groupe qu'entre les groupes. Dans le cadre restreint de cet article, nous avons choisi de présenter une séquence d'un dialogue entre trois groupes homogènes (les élus municipaux et les deux groupes de jeunes de la rue). À partir du contenu et des dynamiques qui se dégagent des échanges de communications, nous relèverons un certain nombre d'effets du dispositif en situant quelques principes d'action qui ont concouru à leur manifestation.

 
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