Une réflexivité collective favorisant la confrontation des points de vue

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La réflexivité est cette capacité des individus de pouvoir réfléchir sur eux- mêmes ou sur leur propre compréhension du monde. Une pensée réflexive est fondamentale dans un dialogue démocratique afin de sortir des lieux communs et d'engager un mouvement de la pensée avec les autres à partir de la conscience que chaque individu a de la situation abordée. Dans l'extrait présenté plus haut, on voit que le contexte d'interactions du dispositif instaure des jeux de langage résultant de discussions collectives au sein de chacun des groupes homogènes. Sur le plan du contenu, cette séquence de communications montre bien l'importance des motivations et de la connaissance de l'autre dans l'établissement d'un dialogue. Que le deuxième groupe de jeunes de la rue demande à ses interlocuteurs ce qu'ils pensent des gens vivant à la marge (comme eux) et qu'il vérifie leurs motivations à engager un dialogue montrent bien l'importance des différences de représentations de la position de l'autre lorsqu'il s'agit de négocier quoi que ce soit. Qu'il s'agisse de la réponse 1 des élus à la question du deuxième groupe de jeunes ou du commentaire 1 de ce groupe de jeunes aux élus en réaction à leur réponse, des échanges ont eu lieu au sein de chaque groupe pour, d'une part, bien comprendre les propos de leur interlocuteur et, d'autre part, développer une argumentation qui puisse exprimer leur propre point de vue collectif face à la question ou à la réponse. Lors d'une évaluation (Colombo, 2004, p. 37-38), des participants du groupe des policiers et de celui des jeunes ont bien exprimé le point de vue des participants face à l'écriture comme mode de communication:

[L'écriture], ça ralentit énormément par contre, parce que je regarde, le temps qu'on pouvait prendre à répondre à une question, en quelque part [...]. Mais finalement, on pouvait passer une heure à répondre à une question. Parce que bon, on essayait d'explorer toutes les avenues, pas laisser de trous, pas laisser de place à une mauvaise interprétation. C'était quand même ardu, là, c'était pas... (Groupe de policiers) (Colombo, 2004, p. 38)

Le fait d'écrire, là, moi, je trouve ça bien, parce qu'on pense pas comme on écrit [...]. Mais, le fait que tu prends le temps de réfléchir... ça donne [une communication?] en accord avec toi... l'importance du poids des mots. (Deuxième groupe de jeunes) (Colombo, 2004, p. 38)

1.3.1.1. Prendre le risque de réfléchir collectivement

Une réflexivité collective est à l'œuvre, car les participants doivent s'entendre pour transmettre une communication écrite, choisir les mots, la façon de le dire, anticiper la réponse à leur question, bref développer une stratégie de communication. Par un travail de délibération, ils doivent donc s'ouvrir au point de vue de chaque participant qui désire s'exprimer et, par la suite, construire un point de vue collectif à partir des points de vue individuels. Les jeunes de la rue, comme les élus municipaux, sont donc invités par l'équipe de régulation à revoir leurs idées face aux sujets abordés, et ce, dans un contexte où l'absence de face à face et la confidentialité des échanges verbaux autorisent les ratés et les idées pas encore claires, jusqu'au moment où le groupe se sent prêt à s'engager dans une direction. Au moment de l'évaluation de l'expérience-pilote, un jeune exprima bien cette fonction créative de l'appropriation de l'acte: Des fois, c'est juste après avoir parlé d'un sujet que tu vas te rendre compte combien c'était utile (Parazelli, 2000, p. 104). Prendre le risque de dire des choses qui ne peuvent pas se dire en face à face à cause de la menace que pourrait représenter l'autre ou de la peur d'une réaction constitue un pas nécessaire pour la constitution d'une position propre au groupe homogène.

1.3.1.2. L'écrit comme moyen d'exprimer un point de vue collectif

Lorsque les communications sont rédigées par le groupe, elles reflètent la position du groupe. Il y a là un apprentissage du travail collectif susceptible de soutenir chacun des individus dans sa volonté de s'approprier le sens de ses actes. Lorsque nous nous retrouvons en situation de face à face, il n'y a que des individus faisant partie d'un groupe qui se trouvent en interaction avec d'autres individus qui ont des intérêts différents. Le travail de réflexivité est alors plus difficile à entreprendre, étant donné que la pensée est surtout mobilisée dans la construction d'une réaction aux interventions de l'autre, et où l'argumentation vise, plus souvent qu'autrement, à protéger une position ou une image de soi et du groupe auquel nous appartenons. Certes, la réflexivité collective n'échappe pas à ce désir de protection du groupe, mais elle a l'avantage de préciser l'argumentation à l'appui d'un point de vue collectif. Cela permet alors à tous les membres des groupes de mieux comprendre les logiques sociales qui traversent le milieu de la rue et, éventuellement, de modifier leur vision des réalités abordées ou de la confirmer. Cette meilleure connaissance permet de mieux comprendre son propre rôle parmi les autres acteurs. Lors de l'évaluation de l'application de 2001-2004, un intervenant allait dans ce sens:

Par rapport à moi-même, c'est sûr que ça a peut-être renforcé mes valeurs, ma philosophie d'intervention, mais aussi ça a renforcé... Ça permet justement peut-être que ben, comme tu te connais plus, t'es plus en mesure de faire valoir justement qu'est-ce que tu veux défendre là-dedans (Groupe des intervenants) (Colombo, 2004, p. 54).

Ce travail de réflexivité n'est cependant pas facile à assurer dans le cadre du dispositif, surtout lorsque le groupe est composé de 15 individus. D'ailleurs, pour contourner la difficulté que représentait une réponse collective à la question contenue dans la réponse 2 des élus sur la question des choix de vie qui se présentent aux jeunes, les jeunes du deuxième groupe ont trouvé une façon particulière de communiquer leur point de vue collectif. Dans le commentaire 2 du deuxième groupe de jeunes, il est précisé, au début de leur communication, que l'utilisation du JE représente le groupe. Cela constitue une façon, pour eux, d'exprimer ce que pensaient les membres du groupe, en adoptant, avec une certaine adaptation, la formulation d'un témoignage personnel.

1.3.1.3. Transformations de la perception de soi et de son groupe

Lors des deux évaluations, on a pu constater des effets du dispositif en matière de transformation de la perception de soi et de son groupe. Parce qu'il permet aux participants de véritablement éprouver la communication démocratique, le cadre du dispositif, avec ses règles du jeu, les confronte directement aux difficultés que cela peut poser. Un membre du groupe des élus s'exprimait ainsi lors d'une entrevue d'évaluation en 2004 (Colombo, 2004, p. 56):

On est toujours sur le principe qu'on veut toujours combattre, on veut toujours challenger l'idée de l'autre, on veut toujours la.. .pas la démantibuler, mais dire: Non c'est moi qui a raison! C'était pas le but de la communication, mais veut, veut pas, on se ramassait là (Groupe des élus municipaux).

Illustrons plus précisément la dernière de la série à partir de la séquence de communications présentées plus haut. La communication du premier groupe de jeunes envoyée au deuxième groupe de jeunes exprime un désaccord en disant aux jeunes du deuxième groupe qu'ils se plaignent sans agir auprès des élus municipaux. La répartition des jeunes de la rue en deux groupes fait en sorte que le dispositif offre à ces jeunes la possibilité d'exprimer leurs points de vue différents sur la société, mais aussi sur eux- mêmes. Cela est important pour le développement de l'autonomie sociale [1] de ces jeunes, dont plusieurs tendent inconsciemment à reproduire entre pairs une famille fictive, entretenant ainsi un mythe de relation fusionnelle avec les autres jeunes de la rue (Parazelli, 2000a; Plympton, 1997). Rappelons que, même si la formation d'une famille fictive peut protéger les jeunes dans ce milieu, ce type de représentation peut favoriser un plus grand repli dans le milieu de la rue en restreignant davantage leur contact avec le reste de la société. De plus, des rapports exclusifs de dépendance peuvent se développer au sein de cette "famille de rue", freinant ainsi le développement de l'autonomie sociale de ces jeunes. La configuration du dispositif encourage les individus de chacun des groupes à développer une meilleure compréhension de la place de l'autre groupe. Un travail de réflexivité devient nécessaire au sein de chaque groupe homogène pour faire le point sur ses rapports avec les autres groupes.

1.3.1.4. La prise en compte des différences de points de vue plutôt que le consensus

Comme on le voit dans la séquence de communications présentées au début de cette section, le dispositif ne vise pas le consensus entre les acteurs, mais l'expression et la confrontation de points de vue différents. Soulignons que la confrontation n'est pas synonyme d'affrontement. La confrontation invite les acteurs à comparer les points de vue pour y discerner la spécificité des idées afin que puissent émerger des interprétations au plus près des réalités des uns et des autres. Quant à l'affrontement, seuls des rapports d'opposition dans un contexte de lutte des uns contre les autres peuvent en résulter. Le dialogue favorisant la confrontation (et non le consensus) permet de dépasser l'attitude réactionnaire. L'absence de rapport en face à face permet d'éviter des réactions émotives que peut susciter l'image de l'autre; par exemple, un policier en uniforme peut rappeler à un jeune de la rue un contexte d'arrestation.

Contrairement à une idée souvent évoquée, l'absence de face à face régulé n'empêche nullement les individus de s'exprimer. Il permet une écoute plus attentive de l'autre en recevant ses propos dans un contexte non menaçant. Ce contexte offre la possibilité de décristalliser les positions identitaires de chacun et de développer un autre regard, enrichi de l'interaction avec les autres. De plus, en réunissant plusieurs groupes d'acteurs différents impliqués dans le monde de la rue, la pluralité d'intérêts vient aussi interagir avec l'acte de travail de chacun, de sorte qu'il devient nécessaire pour chacun des groupes homogènes de considérer l'ensemble des champs d'action, et non seulement celui occupé par un seul groupe homogène. Autrement dit, le dispositif fait en sorte que des points de vue habituellement isolés soient exposés au regard des autres sans que les uns et les autres se sentent menacés dans le cours des interactions.

  • [1] Nous inspirant de Castoriadis (1998), nous entendons par "autonomie sociale" le pouvoir que des citoyennes et des citoyens ont de choisir eux-mêmes leurs relations sociales de dépendance en atténuant les effets aliénants de ces dernières par la coopération. L'autonomie sociale devient, en fait, une association volontaire d'interdépendances individuelles désirant partager collectivement leur pouvoir respectif. Le familialisme s'oppose à ce concept étant donné qu'il impose de façon inconsciente une structure hiérarchisée de relations de pouvoir inégalitaires.
 
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