UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DE LA PLACE DE L'AUTRE
La reconnaissance des positions de chacun au sein des groupes homogènes permet une confrontation des idées conduisant les groupes vers une meilleure compréhension de la place des autres groupes d'acteurs. Comme on le voit dans l'échange entre les élus et le groupe de jeunes, la confrontation entre leurs interprétations respectives de la vie de rue amène chaque groupe à préciser sa position en fonction de la position de l'autre. Dans notre exemple, le groupe des élus commence par expliquer qu'il considère la vie de rue comme un choix, ce qui amène le groupe de jeunes à préciser sa position par rapport à la notion de choix, qu'il conçoit comme trop restrictive au sens des élus. Cela conduit les élus à préciser leur pensée en intégrant la notion de "proactivité", à laquelle les jeunes répondent par l'idée de créativité. Ainsi, au cours des échanges, les groupes sont amenés à préciser leur position face à la vie de rue, ce qui permet aux autres groupes de mieux la saisir[1].
Lorsque les membres des groupes investissent le dispositif en interpellant les autres groupes, le dialogue qui s'ensuit enrichit la compréhension que les uns et les autres peuvent développer des divers enjeux et rôles joués dans ce complexe institutionnel qu'est le milieu de vie de la rue. Ainsi, dans un autre échange de communications, un groupe de jeunes s'est adressé aux intervenants en leur demandant de leur faire part de certains problèmes vécus dans leur milieu de travail. Ils leur ont aussi demandé, ainsi qu'à l'autre groupe de jeunes, de les informer sur l'objet de leurs discussions au sein de leur groupe respectif. Ce groupe a vraiment saisi l'occasion des échanges écrits pour tenter de mieux comprendre la réalité des autres groupes.
Pour certains groupes, les échanges sont venus affiner leurs visions des jeunes de la rue, comme l'ont mentionné les intervenants et les élus lors de l'évaluation en 2004:
Ben au niveau des jeunes, ça confirme un petit peu l'idée que j'avais. Ils veulent être responsables, ils veulent créer leurs propres choses sans nécessairement avoir tout... Au niveau des élus, ben c'est comme qu'est-ce que je m'attendais un petit peu là (Groupe des intervenants) (Colombo, 2004, p. 56).
Moi, honnêtement là, ça m'a appris exactement ce que je pense. C'est que Us jeunes sont extrêmement intelligents, ok. Je pense que autant dans Us deux groupes, ils savent exactement où ils s'en vont (Groupe des élus municipaux) (Colombo, 2004, p. 56).
Mais d'autres groupes ont pu être surpris par ce qu'ils apprenaient dans les communications, ce qui les a amenés à changer leur perception des autres. Par exemple, les jeunes ont reconnu que, si l'on passait pardessus les préjugés, une relation intéressante pouvait s'établir avec les autres groupes, notamment ceux des élus et des policiers:
Ils ont des choses à nous apporter, on peut avoir une relation quand même, même si l'image... Parce que c'est vrai, t'as donné quand même une chance, tsé, la police moi... Je leur ferais pas confiance, là. J'avais jamais fait confiance, mais peut-être que ça a changé quelque chose... (Premier groupe de jeunes de la rue) (Colombo, 2004, p. 41).
Lors de ce même bilan, les policiers ont eux aussi affirmé avoir modifié positivement l'image qu'ils avaient des jeunes de la rue:
Ça nous a permis de changer, ça nous a permis de voir que les jeunes ne sont pas nécessairement si [mauvais?] qu'on peut voir... (Groupe des policiers) (Colombo, 2004, p. 58).
Par ailleurs, si le groupe tient à se faire comprendre, il est amené à se mettre à la place de l'autre. Lors de la rédaction d'une communication, les régulateurs vont encourager les groupes à se poser la question: comment ce que nous écrivons va-t-il être compris par l'autre groupe? Est-ce que c'est vraiment le message que nous voulons passer? L'exercice consistant à se mettre à la place de l'autre implique un effort de compréhension de celui-ci.
Aussi bien les échanges de communications que les commentaires des participants lors des bilans nous permettent de dire que le dispositif a favorisé une meilleure compréhension des positions des acteurs concernés, une sensibilisation au travail et à la réalité des autres participants et un ajustement relatif des images respectives. Les ajustements de points de vue face à la position de l'autre se font souvent à la suite de critiques ou de nuances apportées par chacun des groupes et portant sur la façon d'être considéré ou jugé. À lire certains des échanges présentés plus haut, on pourrait avoir l'impression que le dispositif ne réussit pas à atténuer les projections familialistes entre les jeunes et les autres groupes d'acteurs. C'est pourtant parce qu'il y a eu atténuation de ces projections familialistes, grâce au cadre du dispositif et au travail de régulation, que les groupes d'acteurs peuvent risquer d'exprimer librement leurs propres représentations de l'autre. Représentations qui, effectivement, peuvent tout à fait être de type familialiste, mais qui ont l'avantage d'être explicites dans l'espace public plutôt qu'implicites dans les rapports quotidiens. Dans le cadre de communication égalitaire qui est celui du dispositif, l'explicitation de ces représentations offre ainsi une prise démocratique aux ajustements mutuels de points de vue sur les conditions d'existence de l'autre.
- [1] Rappelons que lorsqu'une communication est reçue par le destinataire, les autres groupes, auxquels la communication n'est pas directement adressée, ont aussi accès à celle-ci en recevant une photocopie de manière à ce que chaque groupe puisse suivre ce qui circule dans l'ensemble du dispositif avec la possibilité de réagir.