CHAPITRE 2. VIE ET SEXUALITÉ DANS LA RUE. Comprendre pour mieux intervenir auprès des jeunes
Hélène Manseau
Fanny Lemetayer
Martin Blais
Philippe-Benoît Côté
La recherche exploratoire sur laquelle porte le présent chapitre a été réalisée auprès de vingt adolescents séjournant en centre jeunesse. Dans le cadre de l'évaluation d'un programme d'éducation sexuelle qui leur était adressé, nous avons interrogé ces jeunes au sujet de leurs expériences et de leurs points de vue sur la vie itinérante, et en particulier sur la vie sexuelle et amoureuse qui s'y rattache. Près de la moitié des jeunes interviewés nous ont confié avoir déjà eux-mêmes vécu dans la rue. Avant de faire état de la synthèse des témoignages recueillis, nous allons présenter un bilan sommaire des travaux qui permettent de saisir en quoi les jeunes vivant en internat dans un centre jeunesse sont à risque élevé de connaître des périodes d'itinérance. Il sera ensuite question d'informations plus générales sur la sexualité desjeunes de la rue. Un bilan des ressources existantes susceptibles de leur venir en aide sera tracé. Les propos des jeunes seront enfin présentés et analysés. Ils nous permettront de constater que les conceptions des jeunes au sujet de l'itinérance et de la sexualité méritent toute notre attention. Peu de travaux s'y sont consacrés jusqu'à maintenant et nous discutons finalement de l'importance de mener des travaux plus en profondeur qui inscrivent les
perspectives et les points de vue des jeunes en difficulté d'adaptation comme des assises importantes pour fournir des services en prévention qui soient adaptés à leurs besoins et à leurs perceptions.
DES ADOLESCENTS EN CENTRE JEUNESSE: L'ATTRAIT DE LA RUE ET LES DANGERS POUR LA SEXUALITÉ
Les jeunes placés en centre jeunesse le sont en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants (LJC) ou en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Parmi eux, certains expérimentent la rue lors de fugues ou à leur sortie du réseau des services sociaux. Des recherches ont révélé que les jeunes ayant vécu des placements étaient surreprésentés au sein de la population desjeunes de la rue (Côté, 1993; Parazelli, 1997; Poirier et al., 1999). En 2002, la Direction de la santé publique déclarait que les jeunes placés en institution sont deux fois plus à risque que les autres du même groupe d'âge "d'expérimenter des périodes d'errance".
Conscients de vivre dans un milieu de vie artificiel et de substitution (en retrait du monde extérieur), les jeunes qui séjournent en centre jeunesse [1] ont souvent très hâte de quitter l'établissement (Marier, 2004). Mais, si certains s'affranchissent prématurément de ce milieu encadrant et disciplinaire en prenant le risque de fuguer, d'autres attendent impatiemment leur majorité avec néanmoins une certaine appréhension car, prêts ou non, tous doivent quitter le centre jeunesse une fois l'âge de 18 ans atteint (Marier et Robert, 2004). Tandis qu'un certain nombre peut compter sur la famille pour réintégrer graduellement la société, d'autres doivent faire face au vide; ils sont sans emploi, sans ressources, sans diplôme, sans domicile, sans réseau, etc. Par ailleurs, l'institution ne représente pas un lieu d'ancrage ou de soutien sur lequel le jeune peut compter en cas de problème (pas de retour possible). Cette condition tend alors à augmenter l'insécurité vécue par ce passage brutal de la surprotection à l'indépendance totale. Même si l'ensemble des jeunes souhaitent prendre le contrôle de leur vie, cette liberté soudaine au sein d'une société qui semble étrangère à certains demeure une expérience déstabilisante. En effet, habitués à vivre en groupe dans un milieu où chacun de leurs gestes est supervisé, certains redoutent la solitude, d'autres appréhendent la perte totale d'encadrement, de soutien et, par conséquent, de repères.
Même si la mission des centres jeunesse vise à favoriser le développement du jeune, l'instabilité créée par divers bouleversements marque son expérience et peut expliquer les difficultés à retrouver un équilibre à la sortie de l'institution. Ces jeunes ayant souvent été victimes de négligence, d'abus physiques et d'abandon de la part d'adultes et de proches, les conditions de placement (déracinements) et la forte mobilité des personnes entourant les jeunes (mobilité du personnel et des compagnons de vie) alimentent leur méfiance face aux adultes et leur réticence à tisser des liens (peur de l'attachement aux personnes et aux lieux).
Le placement suppose également une cohabitation marquée par la diversité des situations et des profils des jeunes. En effet, à l'intérieur des unités de vie résident des jeunes dont les motifs de placement (LPJ ou LJC), les problématiques (victimes de violence, abus, négligence, problèmes de comportement, problèmes de santé mentale ou physique, menace pour la société), l'âge, l'origine ethnique et les types de garde (de intensive/ fermée à régulière/ouverte) sont divers et variables. Cette cohabitation donne lieu à des échanges et, notamment, à des apprentissages non souhaités ou à de "mauvaises" influences comme l'initiation à la prostitution, aux techniques de vol, à la fugue, etc. (Marier, 2004).
Par contre, si la cohabitation en centre jeunesse est marquée par une grande diversité des situations, elle n'inclut pas la mixité des genres. En effet, les contacts entre jeunes de sexe opposé sont très rares et sont rigoureusement encadrés lorsqu'ils se présentent. Les jeunes en viennent à entretenir des relations où les femmes sont perçues comme des objets ou des personnes insaisissables. Lorsque les jeunes hommes sont en contact avec des femmes et qu'ils ont des relations sexuelles, ils ne sont pas conscients des risques et n'utilisent le condom qu'occasionnellement (Manseau et Blais, 2003). La satisfaction des pulsions sexuelles semble primer la dimension relationnelle (apprentissage de l'autre, création d'un lien, etc.), celle-ci étant perçue comme plus risquée par ces jeunes (peur des liens, expériences de rupture, besoin de prouver sa virilité exagérément) (Manseau et Blais, 2005).
L'environnement dans lequel ont évolué les jeunes qui ont vécu en centre jeunesse est marqué par l'instabilité. Il contribue à les fragiliser dans leur rapport au monde et peut alors favoriser un glissement vers la rue. Dans ce contexte, l'univers de la rue peut représenter le dernier lieu d'accueil, le dernier refuge pour certains jeunes. Ces jeunes chercheront parfois à reconstituer un univers encadrant et sécurisant en vivant en groupe, avec des pairs, et en fréquentant les organismes qui s'adressent à eux. Ils créeront ainsi des lieux d'attache, de rencontre et de soutien (liens significatifs avec des intervenants) [2]. L'univers de la rue peut également constituer le lieu d'expression d'une liberté sexuelle tant souhaitée et recherchée (affranchissement de l'institution parfois vécue comme une incarcération). Dès lors, le passage de l'institution vers l'univers de la rue se caractérise par la recherche à la fois de continuité (recherche de repères) et de rupture (recherche d'autonomie).
Les jeunes projettent sur les grands centres urbains, et notamment sur Montréal, qui deviennent des pôles attractifs, des désirs d'aventure et de liberté exempts d'autorité parentale ou institutionnelle (Parazelli, 2002). En effet, la ville peut répondre à un désir de changement (quitter son milieu, vivre dans l'anonymat, repartir à zéro), mais aussi de découverte, d'expérimentation (sexualité, drogues, etc.) et d'émancipation (p. ex., exprimer son orientation sexuelle). Cependant, même si la plupart des jeunes témoignent de cette aura de liberté qu'offrent la rue et la ville (Bellot, 2001; Lemetayer, 2002; Parazelli, 1997), cette liberté n'est souvent que partielle, en raison des situations problématiques auxquelles ils peuvent être confrontés, notamment une dépendance aux drogues, à l'alcool, aux organismes, à la prostitution, etc.
Certes, la rue est un lieu où la promiscuité et les rencontres ponctuelles sans autorité parentale ou contrôle institutionnel incitent à vivre des relations sexuelles. Toutefois, la sexualité n'est pas toujours liée à un sentiment amoureux ou à une volonté personnelle. Dans un contexte de survie, la relation sexuelle peut avoir une valeur marchande (sexe de survie/survival sex) (S. Roy et al., 2002). Dans une étude épidémiologique menée auprès de jeunes de la me, È. Roy (2002) relève que 33 % des 445 jeunes interrogés âgés de 14 à 23 ans ayant eu des activités sexuelles volontaires avaient reçu en échange de l'argent, un cadeau, de la drogue, ou avaient obtenu une place où dormir ou de la nourriture (40,9 % des filles et 28,7 % des gars). De plus, la me est un lieu où l'on peut subir des agressions physiques et sexuelles (S. Roy et al., 2002). La prostitution, par exemple, peut être parfois contrainte par la violence et les menaces d'un souteneur ou permettre, au contraire, d'obtenir une certaine protection. Dans ce contexte, la sexualité peut se révéler instrumentalisée et en décalage par rapport à ses dimensions hédonistes et relationnelles.
Dans un contexte de survie, l'expérimentation sexuelle peut comporter sa part de risques. En effet, elle va souvent de pair avec la découverte et la consommation de drogues et d'alcool. La consommation de substances psychoactives est propice à des relations sexuelles sans protection. Les jeunes utilisent moins souvent le condom avec les personnes qu'ils connaissent et ceux qui se prostituent acceptent parfois de ne pas l'utiliser si le client propose un montant d'argent conséquent (King et al., 1989). E. Roy (2002) rapporte que les jeunes de la rue se protègent très peu lors des relations sexuelles et, par conséquent, s'exposent à des infections transmissibles sexuellement (ITS) et à des risques de grossesses non désirées (soit 44 % des jeunes filles). De plus, les risques de contamination sont multipliés au regard des caractéristiques des pratiques sexuelles des jeunes: partenaires multiples (spécialement dans la prostitution, S. Roy et al., 2002), partenaires de même sexe, pratiques sexuelles orales, génitales et anales (King et al., 1989). En 1995 dans une étude menée par É. Roy (2001), on enregistrait un taux de prévalence du VIH de 1,9% chez les jeunes de la rue.