CHAPITRE 4. FAIRE DE LA RECHERCHE C'EST DÉJÀ INTERVENIR

[1]

Rose Dufour

Pour donner la parole à ceux qui ne l'ont pas et parler à la place de ceux qui ne le peuvent pas.

R.D.

Ce texte est un récit: celui de ma démarche de chercheure en quête d'un cadre théorique et méthodologique qui permette une approche globale des personnes et un accompagnement soutenu de celles-ci dans leur effort d'empowerment [2] en même temps qu'une recherche sur les processus d'insertion sociale des personnes. Il y a dans ce projet une double intention: une intention de recherche fondamentale et une intention d'action. C'est ce qui distingue ma démarche de celle habituellement suivie par les chercheurs qui s'investissent en général dans l'un ou l'autre type de recherche. Conquise par le projet d'autonomie et de développement d'une approche globale des personnes et de leur santé mis en avant par la première réforme du système de santé québécois dans son projet de santé communautaire [3], qui fut un échec, j'ai orienté toute ma carrière de chercheure vers la recherche de ce modèle opérateur de globalité et d'autonomie des personnes. Dans toute recherche, l'intention du chercheur doit être clairement nommée, car c'est elle qui détermine la logique et qui commande la méthodologie spécifique [4]. Que veut le chercheur? Comprendre une situation problématique, donc réaliser une recherche de type fondamental? Agir sur une situation problématique et, en ce sens, effectuer une recherche appliquée? Changer une situation problématique en s'investissant dans une recherche- action (ou une action-recherche, comme c'est ici le cas)?

Pour rendre compte de mon expérience, je préciserai la spécificité de la démarche anthropologique. J'indiquerai ensuite le choix de mon cadre théorique et méthodologique pour enfin décrire ma démarche à travers trois recherches: d'abord celle avec des hommes itinérants, ensuite celle avec des hommes nés illégitimes, non adoptés et placés en institution (enfants de Duplessis) et, enfin, celle avec des femmes qui en sont venues à se prostituer. À ma première intention de mettre à jour des processus personnels, familiaux et sociaux d'insertion, de désinsertion, voire d'exclusion sociale, s'en ajoutait une seconde: celle bien arrêtée de vérifier s'il était possible, dans le cours de la recherche que j'effectuais avec ces personnes, de les aider d'une façon ou d'une autre à se mettre en mouvement vers une prise en charge d'elles-mêmes. J'avais la conviction que la recherche fondamentale rendait cet objectif possible sans pour autant pouvoir préciser comment. J'étais disposée à apprendre et à comprendre le "comment faire" en cours de route. J'avais minutieusement préparé le protocole de la recherche fondamentale sur les processus d'insertion sociale, mais je n'avais pas élaboré de méthode proprement dite d' empowerment, ni recensé les travaux sur ce sujet.

L'expérience fut riche de résultats pour les personnes itinérantes, sujets de ces recherches, riche d'enseignement pour la construction scientifique et d'une richesse inestimable pour la chercheure, qui s'en est aussi trouvée transformée. Pour ces raisons, la démarche vaut d'être présentée et discutée.

Dans les trois recherches fondamentales qui sont présentées ici, c'est l'aspect action qui est central. Afin de bien saisir toute la portée de ce que j'ai voulu être une approche globale de la personne, j'indiquerai, sans les développer ni les expliquer, les résultats obtenus dans le volet fondamental de ces recherches, ceux-ci étant publiés et disponibles ailleurs. Je mettrai plutôt l'accent sur son aspect action. J'exposerai ma progression méthodologique d'une recherche à l'autre et développerai davantage la troisième étude, laquelle permet de montrer que la recherche peut être mise au service de l'action et qu'inversement l'action peut être un cadre pour la recherche. Ainsi actualisée, la recherche peut servir directement les personnes itinérantes.

  • [1] Le financement du projet est l'action commune de la Direction des ressources humaines - Canada - dans le cadre du programme Initiative de partenariats en action communautaire (IPAC), du Collectif de recherche sur l'itinérance, la pauvreté et l'exclusion sociale (CRI) du Département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal sous la coordination de Shirley Roy et de Roch Hurtubise et du Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ). Sans leur décision d'appuyer financièrement ce projet, il n'aurait jamais vu le jour. Je tiens à les remercier.
  • [2] Je préfère le terme anglais à toute traduction, qui en réduit le sens.
  • [3] Lié à la loi 65, à la suite des travaux de la commission Castonguay-Nepveu.
  • [4] Toute activité de recherche suppose trois axes, qui sont la perception que le chercheur se fait de l'univers, au sens paradigmatique de Kunn, l'intention du chercheur et le choix méthodologique (Bouchard et Gélinas, 1990).
 
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