ABORDER LA DÉFAVORISATION AVEC UNE INTENTION D'ACTION
J'ai introduit plus haut ma préoccupation pour une recherche au service des personnes itinérantes et mon intention de profiter du contexte de recherche pour saisir les possibilités de faire de celle-ci une occasion d'action, de mise en mouvement de la personne, tout en lui conservant son statut de recherche fondamentale. Cette intention s'est progressivement concrétisée, et c'est de cette action qu'il sera maintenant question.
Comprendre une situation problématique: une recherche fondamentale
Dans la première recherche, de type fondamental, qui cherchait à comprendre comment on devient itinérant, j'ai démontré que certains hommes itinérants n'étaient pas insérés dans leur famille d'origine et, par là même, n'avaient pas acquis les habiletés ni fait les apprentissages qui leur auraient permis de s'insérer dans la société plus large (Dufour, 2000, p. 137-159). J'ai démontré que l'explication de leur exclusion familiale résidait dans leurs secrets d'origine et leurs troubles de la filiation. C'étaient là des résultats nouveaux et très stimulants, différents de tout ce que l'on connaissait déjà. Mais au moment de la mise en place de la recherche un incident s'est produit qui m'a vivement interpellée dans ma façon même de faire de la recherche.
Je fréquentais alors un refuge pour itinérants depuis quelques semaines. Je m'initiais à ce nouveau terrain et à cette nouvelle culture. J'allais à ce refuge un après-midi par semaine. J'y observais ce qui se passait, apprivoisant le contexte, le milieu, les personnes, lorsqu'un résidant m'a interpellée pour me demander qui j'étais. "Moi, je suis chercheure. Je n'ai rien à te donner. C'est moi qui ai besoin de toi, je voudrais comprendre comment on devient itinérant." Ma réponse était sincère. Cette façon accidentelle de poser le problème de la recherche a provoqué une réaction chez mon interlocuteur. J'avais simplement voulu éviter de créer des attentes que je ne pouvais pas combler puisque je n'étais pas une intervenante. A ma réponse, son regard s'est allumé, son corps et sa tête se sont redressés: tout son être s'éveillait. Il retrouvait la maîtrise de lui-même: "C'est simple, j'vas te l'expliquer", a-t-il rétorqué. Ce qu'il a fort bien fait. Il a pris la parole et m'a expliqué comment il en était venu là. Il m'a expliqué, en fait, comment il s'expliquait à lui- même son parcours vers l'itinérance.
Ce jeune homme venait, du coup, de passer d'objet de recherche à sujet de recherche. C'est longtemps après que j'ai pu mettre des mots sur cette expérience. Il venait aussi de toucher le cœur de son problème et, simultanément, il m'avait propulsée vers une transformation de mes pratiques. Cet incident a complètement transformé mes rapports avec les itinérants en ravivant mon intérêt pour l'exploration d'une approche méthodologique qui rende possible la construction d'un modèle global des personnes. Ce modèle compréhensif et opératoire serait en mesure de soutenir leur autonomie et leur indépendance tout en permettant la réalisation du projet de recherche annoncé sur les processus d'insertion- désinsertion sociale. Ainsi, tout en menant une recherche de type fondamental, je me suis centrée sur l'effet observé chez ce premier interlocuteur et j'ai tenté de le reproduire chez d'autres personnes.
Comment ai-je procédé? Avec ce jeune homme, j'ai construit une relation interpersonnelle authentique et directe. Mon schéma d'entretien capable de positionner les personnes comme sujets de leur propre recherche était un outil précieux. Il ne s'agissait pas d'un questionnaire, ni d'une entrevue où il n'aurait qu'à répondre à mes questions, mais bien d'un entretien. Grâce à cet échange entre deux personnes, j'ai créé un nouvel espace où la question posée n'était plus seulement une question à laquelle répondre mais devenait, pour l'itinérant, une interrogation adressée à lui- même et à sa propre expérience. Par exemple, "Comment tu t'expliques à toi- même que tu en es là aujourd'hui?", "Toi, comment tu as vécu cet événement?", "Toi, tu t'es sentie comment dans cette situation?", sont des questions qui obligent l'interlocuteur à entrer en contact avec lui-même, qui exigent la réflexion en provoquant un retour dans son histoire intime d'où émerge le sens qu'il donne aux événements qu'il a vécus, aux comportements qu'il a adoptés et à ceux que les autres ont adoptés à son égard. Ainsi formulées, ces questions l'obligent à laire des rapprochements, à mettre des mots sur ses émotions, sur ses sentiments. "Cette prise de parole à la première personne du singulier face à un interlocuteur direct est un moment extraordinairement dense d'émergence temporelle d'un sujet personnel" (Pineau, 2000, p. 179).
Ainsi formulées, les questions devenaient, pour la personne interrogée, des outils de connaissance d'elle-même. Le questionnaire a disparu pour faire place à un entretien qui se déroulait à la manière d'une conversation où deux personnes échangent. Je ne posais pas seulement des questions, je faisais part de ma compréhension à l'interlocuteur par des commentaires et des explications. Je lui conférais le statut de sujet de sa propre compréhension. J'établissais, entre nous, une relation d'égalité et de réciprocité. Dans l'espace symbolique ainsi construit, les hommes qui ont participé à la recherche se différenciaient des autres hommes en se réconciliant avec eux-mêmes, en se reconnaissant, en intégrant leur passé, leur présent et leur futur. L'entretien fut l'une des clés précieuses, mais il y avait aussi l'atmosphère, l'attitude, la présence, l'écoute de la chercheure, que je ne développe pas ici pour des raisons évidentes d'espace. Notons seulement que, dans ce contexte et dans cette manière de faire, raconter l'histoire de sa vie n'est plus pour l'individu une simple narration, c'est sa propre construction en tant que sujet dans son historicité. Cette émergence est fragile, "elle a la fragilité d'instants créateurs" (Pineau, 2000, p. 178).
Je n'avais alors pas encore compris les processus qui conduisent à se faire itinérant. J'aurais pu inviter ces hommes à s'inclure socialement en les remettant en relation avec leurs parents pour au moins faire cesser leur auto-exclusion, mais cette possibilité m'échappait encore. Je constatais cependant que le fait de se raconter, dans ces conditions, était bon pour eux et leur faisait du bien. Je le voyais dans le changement qui s'opérait en eux, dans leur façon de se tenir debout et dans l'expression heureuse de leur visage. C'était déjà un acquis. Je constatais aussi que les personnes se proposaient elles-mêmes pour participer à ma recherche; je n'avais pas à les recruter. Un message passait: "Demande à madame Dufour de te faire une entrevue. A va te poser des questions que jamais personne ne t'a posées. Tu vas voir que ça va te laire du bien" (Dufour, 2004, p. 11).