Changer la situation problématique: une action-recherche

Portée par les résultats des deux recherches précédentes, j'ai pu aller plus loin encore lorsque j'ai été invitée à travailler avec l'équipe du Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ) [1] qui trouvait, dans mon approche par le récit de vie, une similarité avec son approche centrée sur la personne [2].

On ne voit généralement pas la prostitution de rue comme une forme d'itinérance, parce que les personnes prostituées gagnent de l'argent et que l'idée qu'on se fait de l'itinérance est celle de clochards, d'itinérants sans travail, de jeunes dans la rue, de personnes qui quêtent et qui mangent dans les soupes populaires. Les femmes prostituées de rue présentent non seulement les mêmes caractéristiques individuelles que les itinérants - cumul de problèmes relationnels, carences d'apprentissage social et affectif résultant de traumatismes de l'attachement: deuils, conflits familiaux, séparations et divorces problématiques, violence conjugale, abus sexuels et incestes, négligence et maltraitance, placements répétitifs, désengagement parental (Laberge et Roy, 2001) -, mais leur réalité est encore plus complexe et problématique que celle des itinérants. Elles sont plus exposées à la violence parce qu'elles sont des femmes et plus en danger parce qu'elles sont des proies sexuelles. La rue avale les filles et le stigmate qu'imprime la prostitution fait de celle-ci une voie royale d'exclusion sociale. Il faut considérer la prostitution de rue comme une forme exemplaire d'itinérance.

Le travail avec les femmes prostituées a consisté à les amener à se situer au cœur de leur vie par l'élaboration de leur histoire personnelle et la construction de leur généalogie. Sachant que beaucoup de personnes prostituées souffrent d'une dissociation de la personnalité allant jusqu'à la décorporalisation (Trinquart, 2002), dissociation qui a pu s'installer à la suite d'abus sexuels ou à cause d'un syndrome post-traumatique lié à des événements antérieurs comme les abus sexuels, l'inceste, etc., ou concomitant à la prostitution et s'accentuer avec la pratique de la prostitution, j'ai voulu, plus encore, leur fournir l'occasion et les moyens de reprendre contact avec elles-mêmes, de refaire momentanément l'unité en elles- mêmes, d'atteindre enfin ce lieu qui, en chacun de nous, est le fondement et le point de départ de la connaissance de soi et de la construction de la liberté (Jung, 1983). Les questions de l'entretien se voulaient en même temps une intervention qualitative, un outil de connaissance de soi, de prise de conscience et de transformation personnelles. Lorsque ces femmes voulaient "seulement participer à la recherche", je refusais, expliquant que j'étais là pour ELLES et que la recherche était secondaire. Avaient-elles de l'intérêt pour savoir où elles en étaient dans leur vie? Voulaient-elles faire le point? Je pouvais les aider dans ce sens. J'étais là pour ELLES si ELLES étaient intéressées à faire quelque chose pour elles-mêmes.

Vingt et une femmes ont élaboré leur histoire de vie et construit leur généalogie [3]; l'une d'elles s'est retirée le lendemain du premier entretien. Quinze venaient du PIPQ, quatre du Centre de détention de Québec et deux jeunes femmes m'ont été adressées par un médecin du CLSC Basse- Ville et une travailleuse sociale de mes connaissances. Leur participation était libre et volontaire; les femmes pouvaient mettre fin à l'entretien en tout temps, sans rémunération, puisqu'il ne s'agissait pas de participer à une recherche mais de s'aider elles-mêmes. L'entretien se déroulait pendant plusieurs heures, était enregistré et transcrit verbatim.

Se raconter n'est facile ni évident pour personne. J'ai donné la parole à ces femmes et, pour leur permettre de réaliser un entretien significatif et structurant, j'ai pris le temps de m'asseoir, de les écouter, de les amener à se "connecter" intérieurement. Je leur ai donné le temps de réfléchir. J'étais concentrée sur elles, intéressée par ce qu'elles avaient à me dire. J'étais vigilante à toute nuance dans le ton de leur voix, à la coloration de la peau, aux mouvements, aux attitudes, etc. Je gardais le contact constant des yeux, encourageant la personne par mon attitude à laisser advenir ce qui avait été vécu. En même temps, je savais qu'il devait leur être difficile de faire confiance à l'étrangère que j'étais. Ayant été trompées, abusées, trahies, ces femmes ont développé une extrême sensibilité. J'ai vite compris qu'avec elles on ne joue pas le jeu du social, que ce n'étaient pas mes sourires ou mes paroles qui pouvaient les convaincre, mais ma sincérité et mon authenticité. J'ai tout fait pour dépasser la relation sociale proprement dite en m'investissant dans la relation spécifique qui se présentait. Ces femmes n'étaient pas les objets de recherche, je les voulais sujets de leur propre recherche sur elles-mêmes. J'étais l'outil dont elles avaient besoin pour mieux se connaître, se découvrir. Ce n'était pas non plus seulement une relation affective où elles pouvaient se sentir aimées, acceptées telles qu'elles étaient, sans jugement, c'était plus encore d'être aimées d'une manière personnelle. Cela exige de la part du donneur "de donner à partir d'un lieu en soi où on est aussi pauvre que l'autre[4]"; c'est à partir de ce lieu en moi que j'ai travaillé avec elles. Construire ce type de relation suppose l'abandon du contrôle sur l'autre pour l'aider à mobiliser sa compétence et sa capacité à se prendre elle-même en charge.

J'ouvrais invariablement l'entretien avec l'une ou l'autre question: "Où en es-tu dans ta vie?" ou "Comment a été ta vie jusqu'à maintenant?". L'entretien se déroulait à la manière d'une conversation. Mes questions n'étaient pas des questions auxquelles répondre, mais des bougies d'allumage d'un processus d'introspection, pour l'émergence de la mémoire et des sentiments qui les accompagnent. Je témoignais aux femmes ma compréhension par des commentaires et des explications. Ainsi, lorsqu'une généalogie révélait des abus sexuels, incestes, viols, comportait des proxénètes ou des personnes souffrant d'alcoolisme ou de toxicomanie, parfois sur plusieurs générations, je rendais la chose visible en la désignant et en l'expliquant sur la charte généalogique. Je suscitais leurs réflexions, commentaires et explications sur ces caractéristiques et je reflétais, au besoin, ce qu'elles venaient de me dire pour approfondir leur histoire personnelle, mettre des mots sur des événements, des situations et des émotions afin qu'elles se voient actrices actives de leur vie. Ces développement rendaient visible ce qui ne pouvait l'être autrement, permettaient une prise de conscience en même temps que la nécessité d'une prise de décision que je nommais: toute situation indésirable ne cesserait pas d'elle-même mais seulement si elles le décidaient. Je terminais toujours l'entretien en ouvrant sur le futur, essayant de propulser la personne vers le changement: "Qu'est-ce que tu as perdu en commençant à te prostituer?", "Qu'est-ce que tu as gagné en te prostituant?", "Qu'est-ce que tu perdrais si tu cessais de te prostituer?", "Qu'est-ce que tu gagnerais si tu cessais de te prostituer?"

En résumé, deux niveaux étaient considérés. Il y avait, d'abord, le regard que la personne portait sur elle-même et où il ne s'agissait pas seulement d'établir les faits et les événements marquants de son histoire et de sa vie, mais bien de l'amener à approfondir son expérience personnelle et intérieure de ces faits et événements, de retracer son cheminement intérieur vécu au cœur de son existence: "Toi, tu t'es sentie comment dans cet événement- là?", "Comment tu t'expliques à toi-même que tu en es venue à te prostituer?" Il s'agit là d'un discours subjectif, d'une perspective existentielle au sens où la personne est "avant toute chose concernée par la compréhension de l'expérience subjective des personnes et de leurs actions concrètes dans le monde, en étant attentifs aux événements, aux expériences et aux actions de la vie de tous les jours" (Pauchant, 1995, p. 329). Mais il y a, par ailleurs, des données objectives fournies par la mémoire généalogique et la construction des liens de parenté. Ainsi traitée, la recherche généalogique devient une méthode et un objet d'étude, une représentation personnalisée qui définit et légitime le statut de cette personne dans son réseau parental. C'est à la fois l'originalité, le défi et le parti pris de cette démarche par laquelle je tente de comprendre la désinsertion "sociale en reconnaissant valide le discours des exclus, habituellement objets de recherche, pour qu'ils prennent la place de sujets de leur propre histoire" (Binet et Sheriff, 1988). Je cherchais les clés structurales qui conduisent à se prostituer. Je cherchais, en même temps, à remettre des clés de changement aux personnes concernées. Ainsi, j'intégrais au fur et à mesure, à mon action et à ma recherche, les découvertes que je faisais, comme je faisais part de ces découvertes à des collègues privilégiés du PIPQ, avec qui j'entretenais une discussion constante; j'en faisais part aussi à certaines jeunes femmes pour qu'elles en tirent profit pour elles-mêmes.

Après chaque entretien, je procédais au classement méthodique et à l'analyse des données. Parce que chaque histoire est complexe, que l'analyse est longue et difficile, j'éprouvais le besoin de classer l'histoire en cours, de l'ordonner selon des catégories, même provisoires, avant de passer à une autre. J'ai entrepris de reconstruire chaque histoire de vie en dégageant le fil conducteur vers la prostitution, en structurant le récit à la première personne du singulier, en utilisant les mots des femmes, leurs paroles. Plusieurs mois plus tard, j'ai décidé de ramener ces récits reconstitués à leurs auteures. Je savais qu'elles découvriraient une histoire qui était la leur, mais aussi une histoire différente puisque je l'avais reconstruite à ma manière. Au-delà du désir de validation du contenu, j'entrevoyais des effets positifs à cette lecture parce que je savais que les femmes cherchaient à se comprendre, qu'elles essayaient de démêler les circonstances et les événements de leur vie et qu'elles ne pouvaient pas y arriver seules.

À chaque nouvelle rencontre, j'avais le sentiment d'apporter un cadeau précieux, une sorte de surprise, car aucune de ces femmes n'était au courant du travail que j'effectuais sur le matériel issu des entretiens. Au-delà des effets structurants liés aux entretiens eux-mêmes, je cherchais encore comment aider ces femmes à faire un pas de plus, à donner une consistance à ce qui avait pris forme pendant l'entretien. J'éprouvais le besoin d'aller plus loin avec elles, sans savoir comment donner une suite à l'entretien. J'avais en effet appris, par mes autres expériences, que les effets positifs de l'entretien s'estompent avec le temps, s'ils ne sont pas poursuivis et soutenus par un accompagnement. La lecture du récit de leur vie fut particulièrement bienfaisante pour les participantes. Alors que je croyais le travail terminé, voilà que l'essentiel se produisait. Ce furent les moments les plus forts et plus émouvants de toute la démarche. J'éprouvais le sentiment d'être utile à ces femmes, de leur donner quelque chose issu de la recherche, inaccessible autrement. Toutes n'ont pas été touchées de la même manière, ni avec la même intensité. La différence tient à toutes sortes de petits détails liés à elles ou à moi, à l'humeur du moment, à l'environnement et au contexte, comme elle tient aussi à la sensibilité de celle qui reçoit le récit et à ma manière de le lui donner. Rien ne va de soi et il est clair que la manière d'agir est au moins aussi importante que le contenu.

Ces rencontres réclamaient la plus grande intimité et, pour la première fois, plusieurs m'ont invitée chez elles; c'était une marque de confiance qui me touchait beaucoup. Grâce à la lecture de ces récits, ces femmes, certaines plus que d'autres, se sont réapproprié leur histoire et leur vie. J'ai vu des larmes couler en silence, des larmes bien différentes de celles que j'avais vues au cours des entretiens précédents. J'ai senti momentanément que l'unification d'elles-mêmes se substituait à la dissociation. J'ai vu leur noblesse et leur fragilité. J'ai pu constater la justesse du miroir qui leur était offert et qui reflétait qui elles étaient. Cela a entraîné des effets considérables dont il m'est encore impossible de mesurer l'importance. Ecrits, ces récits offrent à ces personnes une inscription dans le temps: elles peuvent se relire autant de fois qu'elles le désirent, se rappeler, se reconnecter intérieurement pour faire demi-tour vers elles-mêmes simplement en relisant ces récits.

La double démarche d'une action et d'une recherche sur les processus de réinsertion sociale s'est révélée puissante. Elle a nécessairement entraîné des résultats eux aussi doubles. Sur le plan de la recherche, la pratique de la prostitution fut abordée sous l'angle du territoire en situant la personne à l'interface des territoires familial et urbain. C'est donc à partir de l'examen du double rapport de la personne à son premier territoire - celui de la famille d'abord -, par la documentation portant sur l'usage et l'apprentissage de l'espace physique et symbolique, que furent identifiées et analysées les conditions de la construction de l'intimité et de l'estime de soi; et celui du territoire urbain, c'est-à-dire la rue et le monde extérieur à sa résidence [5]. Enfin, en répondant aux trois questions: Comment des filles en viennent- elles à se prostituer? Pourquoi des hommes sont-ils clients-consommateurs de prostitution? Comment d'autres deviennent-ils proxénètes? C'est le point zéro de la prostitution, ce lieu d'où partent les systèmes sociaux producteurs de prostitution, qui s'est trouvé documenté[6].

  • [1] Projet Intervention Prostitution de Québec, organisme communautaire dont la mission est de venir en aide aux filles et aux garçons en lien avec la dynamique de la prostitution.
  • [2] Des contraintes méthodologiques et financières ont limité la démarche à des femmes.
  • [3] Non pour rechercher leurs ancêtres, mais pour se situer dans leur réseau parental.
  • [4] Expression transmise par Michelle Gosselin comme étant du père Normand Daigle, alors à la Maison de Lauberivière.
  • [5] Pour un développement de ce thème, voir Dufour, 2004, p. 16-23.
  • [6] Pour ces résultats de l'analyse, voir Dufour, 2004.
 
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