CHAPITRE 3. À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE. Une nouvelle forme de régulation de la conflictualité et de la vulnérabilité psychosociales [1]

Marcelo Otero

Daphné Morin

Les interventions d'urgence dans des situations qui ont été définies, faute de mieux, en termes de problèmes de santé mentale, problèmes psychosociaux, voire problèmes psychosociaux de justice, se sont considérablement accrues au cours des trente dernières années un peu partout en Occident (Cardinal, 2001; Laberge, Landreville et Morin, 2000; Robert, 2001; Sicot, 2001). L'importance croissante de ces stratégies d'intervention est étroitement liée à la profonde réorganisation intervenue au sein des agences gouvernementales en matière de santé, services sociaux et sécurité pendant cette période, notamment en ce qui concerne les dispositifs de prise en charge des populations vulnérables, dangereuses et dérangeantes. Les termes désinstitutionnalisation, sectorisation, rotation, communautarisation, virage ambulatoire, déjudiciarisation témoignent des multiples avatars de ces réorganisations.

Dans ce contexte de profondes transformations institutionnelles, des populations [2] ont été ré-catégorisées, des mandats d'intervenants (gouvernementaux, paragouvemementaux et communautaires) ont été redéfinis, des expertises (professionnelles, scientifiques, informelles, etc.) ont été reformulées et, enfin, des cadres prescriptifs (lois, règlements, protocoles d'intervention, etc.) ont été adaptés. Le tout pour répondre, dans le feu de l'action, à des situations problématiques dont le statut, les causes et, si l'on peut dire, le pronostic ne sont pas clairement établis ou, du moins, ne font pas l'unanimité chez les nombreux acteurs concernés. Ces remaniements institutionnel, socioprofessionnel, scientifique et légal ont été parfois précédés, parfois accompagnés et parfois suivis d'une modification profonde des représentations collectives des problèmes sociaux, des problèmes de santé mentale (mais aussi de la santé physique) et de certaines transgressions mineures de la loi. De ce fait, plusieurs questions ont été soulevées ou renouvelées: quelles sont les frontières entre problèmes de santé mentale, dysfonctionnements sociaux, vulnérabilité sociale et criminalité? Quelles sont les stratégies les plus efficaces et légitimes pour faire face à ces problèmes dont le statut (mental, social, criminel, psychosocial, relationnel, etc.) est souvent défini au cours même de l'intervention? Quand, de quelle façon et en fonction de quels critères (culturels, moraux, légaux, disciplinaires, etc.) faut-il intervenir? Qui devrait le faire (policier, médecin, travailleur social, intervenant communautaire, etc.)?

Les sociétés libérales dans lesquelles nous vivons sont des sociétés où les conflits, les déviances, les dysfonctionnements, les inégalités, les vulnérabilités, voire les identités de leurs membres, sont régulés par des dispositifs complexes qui, tout en instaurant des clivages entre différentes catégories de personnes, font référence à des valeurs positives telles que la santé physique et mentale, le respect des normes communes, la protection de l'environnement, etc. Depuis trois décennies au moins, la référence à la santé mentale, au psychosocial et à la souffrance psychique joue un rôle capital dans la régulation des conduites qui posent problème ou qui sont reconnues, par les agences gouvernementales, par la communauté, voire par les personnes concernées elles-mêmes, comme problématiques.

Les sociétés libérales sont également des sociétés de droit. Pour cette raison, s'il est question d'intervenir auprès d'un sujet parce que son état de santé ou son comportement est jugé susceptible de produire des dommages graves à la personne ou à un tiers, il faut soit obtenir son consentement, soit disposer de normes légales encadrant de telles situations. En situation d'urgence, la question de la pertinence d'une intervention (faut-il intervenir, de quelle manière et pour quels motifs?) et celle du droit d'intervenir (a-t-on le droit, voire l'obligation morale de le faire?) se posent de manière encore plus délicate et complexe, car les variables risque, danger, temps, dommages potentiels ou réels pour la personne concernée ou pour autrui jouent sur le registre de l'immédiateté (il faut agir dans l'ici et maintenant) et de l'incertitude (informations inexistantes, insuffisantes ou imprécises sur la personne, la situation-problème, etc.).

La disponibilité de la police comme service mobile d'urgence en tout temps ainsi que sa capacité légale de contraindre ont largement favorisé son intervention dans de nombreuses situations d'urgence associées à un danger réel ou potentiel, dont le statut (mental, social, criminel, psychosocial, relationnel, etc.) était mal défini. Dans un nombre non négligeable de cas, les interventions policières ont également favorisé la judiciarisation des populations, dont les caractéristiques relevaient plus des domaines social et mental que des domaines correctionnel et pénal (Laberge et Morin, 1995; Patch et Arrigo, 1999; Teplin, 2001). Au Québec, une politique de déjudiciarisation [3] en santé mentale s'est développée, entre autres, avec la mise en œuvre de programmes d'intervention d'urgence, mobiles et disponibles en tout temps qui visent explicitement l'évitement du recours au système pénal pour les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. À Montréal, le service mobile d'intervention d'urgence en santé mentale justice (Urgence psychosociale-justice, UPS-J) a été implanté en octobre 1996[4]. La population cible de l'UPS-J a été définie à ce moment comme une population ayant des problèmes de santé mentale graves et persistants, et prises dans des situations-problèmes susceptibles d'entraîner l'intervention de la police, la judiciarisation ou, encore, l'incarcération. Bien que la référence au danger réel ou potentiel n'ait pas été explicite, elle sous-tendait, du moins en partie, le mandat de l'UPS-J, car certaines des situations-problèmes susceptibles d'entraîner une intervention policière étaient perçues comme dangereuses.

La politique de déjudiciarisation s'est accompagnée de réformes majeures des lois d'internement civil involontaire, marquées par une tendance à restreindre l'application de la loi civile au seul critère de dangerosité. Entrée en vigueur en 1998, la Loi sur la protection des personnes dont l'état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (LRQ c. P-38.001) redéfinit les règles, les pouvoirs et la procédure d'internement civil pour dangerosité au Québec. Parmi les principales modifications apportées à la loi, celle jugée la plus novatrice concerne l'article 8 qui met en avant une procédure explicite de déjudiciarisation. En effet, la loi autorise un agent de la paix à amener contre son gré et sans l'autorisation d'un tribunal une personne dans un établissement de santé (habituellement un centre hospitalier) "à la demande d'un intervenant d'un service d'aide en situation de crise qui estime que l'état mental de cette personne présente un danger grave et immédiat pour elle-même ou pour autrui". A Montréal, la Régie régionale de la santé et des services sociaux [5] a désigné en juin 2001 l'UPS-J à titre de service d'aide en situation de crise, pour réaliser ces estimations et, ainsi, rendre effective la nouvelle législation. D'autres services ont également été désignés pour réaliser ces estimations, mais uniquement pour leurs "clientèles connues et en présence": le Centre Dollard-Cormier, les centres d'intervention de crise (CIC), la clinique externe de l'Institut Philippe-Pinel de Montréal, le Centre de psychiatrie légale de Montréal (CPLM).

Le processus d'implantation de la loi ainsi que l'action concrète de l'UPS-J sur le terrain constituent des révélateurs des manières de définir et de gérer certaines situations que Pon considère appartenir à l'univers de la dangerosité mentale. Il s'est produit ainsi un déplacement, institutionnalisé par les agences gouvernementales et cautionné par le droit, de pouvoirs et de compétences d'intervention sociale dont les effets, sur le plan des pratiques et des cibles d'intervention, sont à la fois importants et complexes. Ce texte prétend rendre compte de certains de ces effets afin de mieux comprendre les formes de régulation de conduites associées à l'univers de la dangerosité mentale et plus largement au domaine des urgences psychosociales susceptibles d'être judiciarisées. Nous nous concentrerons sur trois aspects complémentaires: la signification sociale et politique des changements juridiques récents; le profil de la population concernée; les figures de la dangerosité mentale qui se dessinent à partir des stratégies d'intervention déployées. Autrement dit, nous traiterons de la représentation de la dangerosité mentale, de l'identité des "dangereux mentaux" et des figures de la dangerosité mentale.

  • [1] Cet article a été réalisé dans le cadre de projets de recherche soutenus financièrement par l'Agence de la santé et des services sociaux de Montréal (anciennement la Régie régionale de Montréal-Centre), responsable de la mise en application de la loi P-38.001 à Montréal, et par le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), programme d'appui à la recherche innovante.
  • [2] Pauvres, désaffiliées, vulnérables, itinérantes, malades, aux prises avec des problèmes de santé mentale, toxicomanes, jeunes de la rue, chômeurs, clients des systèmes correctionnels, etc.
  • [3] Ce terme pose beaucoup de problèmes, notamment en raison du flou qui l'entoure, dont celui de laisser entendre que toutes les situations en question ont d'abord fait l'objet d'une définition pénale. Or, les situations sur le terrain ainsi que les pratiques d'intervention sont beaucoup plus complexes. Toutefois, nous le conservons étant donné son usage courant dans le milieu de l'intervention d'urgence et dans la terminologie des agences gouvernementales.
  • [4] Dans son mandat initial de déjudiciarisation, l'UPS-J visait: 1) l'évitement de la judiciarisation de ces personnes ou encore leur incarcération; 2) l'arrimage avec des ressources appropriées. En vertu de ce mandat, l'UPS-J dessert depuis lors le territoire de sept CLSC (Clinique communautaire de Pointe Saint-Charles; Des Faubourgs; Plateau Mont-Royal; Hochelaga-Maisonneuve; Métro; Saint-Louis-du-Parc; Saint-Henri; désignations de CLSC qui correspondent à celles en vigueur avant la réforme de la santé en 2004) et de huit postes de police de quartier (les postes 18, 19, 20, 21, 22, 23, 37 et 38; désignations de postes qui correspondent à celles en vigueur avant la réforme du Service de police de la Ville de Montréal [SPVM] en janvier 2004).
  • [5] Depuis la réforme de la santé (loi 25) de 2004, l'Agence de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux.
 
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