Bref aperçu méthodologique

Pour appréhender ce "trou noir", il s'agissait de bâtir une méthodologie qui se rapprocherait des méthodes utilisées pour bâtir les statistiques criminelles. Pour y parvenir, nous avons travaillé à l'aide de données publiques. La cour municipale de Montréal dispose en effet de banques de données qui compilent l'ensemble des constats d'infraction émis en vertu des différents règlements municipaux, mais aussi de lois provinciales, notamment celles relatives à la sécurité routière. Comme il s'agit de données publiques, toute personne peut y accéder à partir du nom et de la date de naissance d'un individu ou de son adresse de domicile. Mais dans le cas des populations itinérantes qui nous intéressaient, nous ne pouvions avoir ces informations. Nous savions, par ailleurs, que des personnes itinérantes utilisent l'adresse de certaines ressources comme domicile lors de l'émission d'un constat d'infraction. Nous avons donc construit une liste des adresses civiques de 16 ressources œuvrant auprès des populations itinérantes à Montréal en excluant les ressources qui avaient une adresse confidentielle. Pour extraire les constats d'infraction relatifs à notre étude, nous avons donc dû procéder à partir de l'adresse inscrite sur les constats. C'est pourquoi les résultats de cette recherche sont la pointe de l'iceberg de la judiciarisation des populations itinérantes, puisqu'on n'y retrouve que les contraventions des personnes qui ont donné l'adresse d'un organisme œuvrant auprès des personnes itinérantes à Montréal[1].

Nous avons pu extraire de la banque 22 685 contraventions émises entre le 1er avril 1994 et le 31 mars 2004. Ces constats d'infraction concernaient 4 036 personnes (3 732 hommes - 92 % et 303 femmes - 8 %). L'âge moyen au moment de l'infraction était de 33 ans. Quant aux infractions reprochées, 13 176 (58%) constats relevaient de la réglementation municipale; 9 285 constats (41 %) relevaient du règlement de la Société de transport et 225 constats (1 %) d'autres lois ou règlements, notamment la loi sur l'interdiction de fumer dans les espaces publics.

Les faits saillants de cette recherche sont l'augmentation de la judiciarisation pour la période 1994-2004 de l'occupation de l'espace public; le recours généralisé à l'emprisonnement pour non-paiement d'amende et, enfin, l'explosion des coûts financiers pour les personnes itinérantes et le système pénal.

L'augmentation de la judiciarisation de l'occupation de l'espace public

L'analyse des constats d'infraction délivrés pour la période de dix ans a permis de constater la hausse des contraventions reçues par les populations itinérantes et l'augmentation de la judiciarisation de l'occupation de l'espace public.

8.1.3.1. L'augmentation de l'émission des contraventions

L'analyse de l'évolution du nombre de contraventions émises à Montréal entre 1994 et 2004 révèle une forte augmentation. Ainsi, en 1995, 1 422 constats d'infraction étaient émis, alors qu'en 2003 on en compte 4 202 (voir le tableau 8.1). Les années 1994 et 2004 ne sont pas complètes, si l'on considère la période d'extraction des données déjà mentionnée. Mais l'émission de constats d'infraction pour le premier trimestre de 2004, soit 1 326, correspond pratiquement à l'émission de constats d'infraction pour l'année 1995 au complet, soit 1 422 constats.

Tableau 8.1

Nombre de constats d'infraction par année

Année

Fréquence

%

1994 (1er avril au 31 déc.)

1069

4,7

1995

1422

6,3

1996

1 608

7,1

1997

1275

5,6

1998

1 727

7,6

1999

2 203

9,7

2000

2 036

9,0

2001

2 583

11,4

2002

3 234

14,3

2003

4 202

18,5

2004 (1er janvier au 31 mars)

1 326

5,8

TOTAL

22 685

100,0

Ces résultats montrent l'impact des pratiques de tolérance zéro, instaurées à partir des années 1998-1999, qui ont permis de quadrupler au fil du temps le recours à l'intervention pénale auprès des populations itinérantes. Pourtant, officiellement, aucune politique de tolérance zéro n'a été adoptée par la Ville de Montréal. Cette augmentation montre cependant que, sans aucune politique officielle, la police de Montréal, comme les agents de sécurité du métro, ont eu davantage recours à des outils de répression pour contrôler les populations itinérantes.

8.1.3.2. Les infractions reprochées concernent principalement la paix et l'ordre publics

L'étude des infractions reprochées dans les constats analysés, que ce soit en vertu des règlements de la Ville de Montréal ou des règlements de la Société de transport, montre que la judiciarisation porte essentiellement sur l'occupation de l'espace public, puisque les faits reprochés et sanctionnés relèvent le plus souvent de l'ivresse publique et de la présence dans l'espace public. Les tableaux 8.2 et 8.3 présentent les fréquences des cinq principales infractions aux règlements de la Ville et de la Société de transport de Montréal (STM), ainsi qu'aux Règlements refondus de la Ville de Montréal (RRVM).

Tableau 8.2

Les cinq infractions les plus fréquentes liées aux règlements de la Ville de Montréal

Infraction

Fréquence

% RRVM

% Total

Avoir consommé des boissons alcoolisées sur le domaine public

2 747

20,8

12,1

Avoir été trouvé gisant, flânant ivre sur une voie ou place publique

2 492

18,9

11,0

Avoir gêné ou entravé la libre circulation, en s'immobilisant, rôdant, flânant sur la place publique

1579

12,0

7,0

S'être tenu sur le domaine public pour offrir ses services

862

6,5

3,8

S'être trouvé dans un parc après les heures d'ouverture

675

3,9

3,0

TOTAL

8 355

63,4

36,8

Tableau 8.3

Les cinq infractions les plus fréquentes liées aux règlements de la Société de transport de Montréal (STM)

Infraction

Fréquence

% STM

% Total

Avoir gêné ou entravé la libre circulation en s'immobilisant, rôdant, flânant dans une station de métro

2 334

25,1

10,3

Avoir obtenu ou tenté d'obtenir un voyage sans en avoir acquitté le prix

2 057

22,2

9,1

S'être couché ou étendu sur un banc, un siège, le plancher d'un véhicule ou dans une station de métro

1 277

13,8

5,6

Avoir consommé des boissons alcoolisées dans une station de métro ou un véhicule

701

7,5

3,1

Avoir désobéi à une directive affichée par la STM

448

4,8

2,0

TOTAL

6 817

73,4

30,0

Ainsi, il apparaît que la judiciarisation organisée par le biais des contraventions émises tend à faire des infractions de certaines formes d'occupation de l'espace public. La menace à l'ordre public tiendrait au fait de l'ébriété dans l'espace public comme de la présence dans cet espace des personnes itinérantes. Pourtant, le libellé des infractions tel qu'il se retrouve dans les règlements est le plus souvent très ouvert et sujet à interprétation. À partir de quand et comment gêne-t-on la circulation? Que veut dire flâner? À ces questions, la police de Montréal ou le service de sécurité de la Société de transport ne donnent pas de réponse si ce n'est de mentionner le pouvoir discrétionnaire des policiers dans leur évaluation de la situation. Or, la différence entre infractions pénales et infractions criminelles se situe aussi à ce niveau. En effet, un des principes de droit fondamental reconnus par la Charte des droits de la personne et les tribunaux consiste dans le fait que les infractions criminelles doivent faire l'objet d'une définition précise et d'une interprétation stricte. Pour qu'il y ait infraction criminelle, il faut que les éléments permettant de caractériser cette infraction soient présents dans la situation que le policier ou le procureur de la Couronne souhaitent qualifier.

Sur le plan pénal, ces garanties ne semblent pas prévaloir; il appartient donc aux policiers ou aux agents de sécurité du métro de définir à quel moment la personne est en situation d'ébriété ou entrave la circulation dans le domaine public. Il importe de préciser que le vagabondage ou l'itinérance ne constituent pas une infraction en soi. Les libellés des infractions analysées montrent qu'ils ne sont pas non plus spécifiques de la population itinérante en tant que telle. A priori, toute personne pourrait se voir reprocher de flâner ou d'être en état d'ébriété sur la voie publique. Au regard de l'ébriété publique dans le cadre des règlements municipaux, le policier a le pouvoir de décider de la situation sans aucun autre paramètre que son propre jugement. Si l'on compare cette situation avec celle de la conduite en état d'ébriété qui est une infraction criminelle, on notera qu'il faut, dans ce dernier cas, un test probant d'alcoométrie pour qualifier la situation. Ces pratiques de pénalisation montrent que l'interprétation de la situation appartient essentiellement au policier qui intervient. Il n'y a pas de guide ni même de cadre dans la législation qui permet de préciser, clarifier et qualifier le contenu de l'infraction. Pour autant, ce sont ces outils pénaux qu'on utilise pour définir comment la présence de certaines personnes, en l'occurrence des personnes itinérantes, devient une infraction, une menace à l'ordre public.

Il s'agit de toute évidence d'une stratégie punitive "préventive": on ne reproche pas, ou très rarement, à ces personnes des comportements particuliers; on leur reproche d'être là, ou d'être intoxiquées sans aucune évaluation de cette intoxication. Le risque d'éventuels comportements criminels ne fait pas partie du spectre de décisions, même si les perspectives de la tolérance zéro s'ancrent dans une dynamique de prévention de la criminalité. L'ébriété dans l'espace public, le flânage seraient des infractions mineures qui, dans la perspective de la tolérance zéro, sont susceptibles de contribuer à accroître le développement de comportements criminels plus graves.

L'émission de constats d'infraction n'est cependant que le premier élément du parcours judiciaire des contraventions. Nous avons cherché à comprendre le cheminement judiciaire de ces constats d'infraction et pu constater le recours généralisé à l'emprisonnement pour non-paiement d'amende.

  • [1] En outre, ils n'incluent pas les constats d'infraction émis en vertu du Code de la sécurité routière (comme la judiciarisation du squeegee, par exemple) ou les infractions relevant du Code criminel. Nous avons cependant rencontré 29 personnes itinérantes dans le cadre de cette recherche et obtenu leur autorisation pour obtenir l'ensemble de leur dossier judiciaire. À partir de ces 29 dossiers (ces personnes sont par ailleurs proches des caractéristiques sociodémographiques de l'autre banque de données), nous avons observé que les infractions pénales représentent plus de 75% de l'ensemble des faits reprochés, 15 % des faits étant relatifs aux infractions criminelles, et un peu plus de 10 % relevant du Code de la sécurité routière.
 
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