CHAPITRE 12. VINGT FOIS SUR LE METIER... Le renouvellement de la pratique infirmière auprès des personnes itinérantes
Hélène Denoncourt
Marie-Claude Bouchard
Nancy Keays
Les populations auxquelles s'adresse l'équipe du centre local de services communautaires (CLSC) sont nombreuses. A Montréal, en 1996-1997, lors du dénombrement des populations itinérantes fréquentant les ressources d'entraide, les résultats montrèrent que 8 253 personnes s'étaient retrouvées sans domicile fixe (Fournier, Chevalier, Ostoj et Caulet, 1998). Les problématiques de santé de cette clientèle sont multiples et importantes. Selon une enquête de l'Institut de la statistique du Québec (Fournier, 2001), les troubles affectifs comme la dépression majeure et le trouble bipolaire étaient les plus fréquents et la prévalence des troubles psychotiques comme la schizophrénie était plus élevée que dans le reste de la population. Par ailleurs, un peu moins de la moitié de ces personnes (46%) présentaient un problème, actuel ou récent, hé à la consommation d'alcool ou de drogue. Environ six personnes sur dix affirmaient avoir eu au moins un des problèmes de santé physique relevés par l'enquête de Fournier (2001 ) au cours des six derniers mois (pneumonie, gastro-entérite, infection transmise sexuellement, fracture ou entorse, plaie, abcès, engelure, etc.). Une proportion de 73 % de la clientèle déclarait avoir au moins un problème chronique de santé et 61 % présentait un problème confirmé par un médecin (la majorité de ces problèmes concernait le système ostéo-articulaire). Chevalier (2001) concluait dans ce sens que plusieurs personnes itinérantes vivent dans la douleur, ce qui, pour des soignants, est assez troublant.
La santé des personnes itinérantes est intimement liée aux effets de leur environnement. Selon Raynault (1996), certains problèmes résultent directement de leurs conditions de vie. Le manque d'hygiène entraîne des problèmes dentaires et de peau; la marche prolongée, dans des conditions climatiques difficiles, favorise des maux de pied et des maladies circulatoires; le fait de dormir par dizaines dans des dortoirs, souvent peu aérés, favorise la contagion de virus et de bactéries (influenza, tuberculose). Les problèmes de santé déjà existants sont involontairement aggravés par leur mode de vie (le diabète, l'hypertension ou l'épilepsie, par exemple). Comment, dans de pareilles conditions, est-il possible de suivre correctement la diète recommandée, d'entreposer ses médicaments de façon sécuritaire, d'obtenir et de conserver le matériel nécessaire à l'entretien de sa santé? Enfin, l'abus de drogue et d'alcool pourra aussi être un facteur aggravant pour la santé, car il peut susciter l'apparition de cirrhoses, d'ulcères, de démences, d'hépatites ou du sida.
UN PEU D'HISTOIRE
En 1987, Année internationale des sans-abri, un comité consultatif voit le jour à la Ville de Montréal. De ces consultations, naît en 1988 Dernier Recours Montréal (DRM), centre de référence sans critères d'exclusion. Ce centre, alors situé au sous-sol de l'actuel CLSC des Faubourgs, marquera un tournant historique pour le milieu de l'itinérance au centre-ville de la métropole. DRM avait pour mission de diriger les hommes et les femmes dans le besoin vers les réseaux publics et communautaires. Cet endroit, ouvert 23 heures sur 24, est rapidement devenu une référence plutôt qu'un centre de référence, et les anecdotes ne manquent pas pour illustrer cette transformation: des personnes étaient transportées en civière et laissées à la porte de DRM par les hôpitaux; des personnes toxicomanes se présentaient parce qu'elles trouvaient là ce dont elles avaient besoin; certaines personnes souffrant de problèmes de santé mentale tournaient en rond sur le plancher chauffant de DRM. C'est dans ce contexte difficile qu'en 1990 les responsables de DRM feront appel au ministère de la Santé et des Services sociaux afin d'obtenir l'aide de professionnels de la santé. Le ministre de l'époque confia un mandat sociosanitaire au CLSC: un travailleur social, un infirmier et un organisateur communautaire furent engagés et l'Équipe-Itinérance commençait à prendre forme (McKeown et Plante, 2000). Le premier mandat du CLSC fut de désengorger Dernier Recours Montréal en facilitant l'accès de ces personnes en attente d'aide et de services de santé et de services sociaux. Devant l'énormité de la tâche, les intervenants du CLSC assistèrent avec soulagement, un an plus tard, à la fermeture définitive de DRM. Néanmoins, ils se demandaient comment maintenir les liens qu'ils avaient créés avec les personnes itinérantes rencontrées à DRM. Pendant que les intervenants réintégraient les locaux du CLSC, les clients de DRM se dispersaient dans la rue, dans les refuges, dans les maisons de chambres ou, encore, ils retournaient tout simplement chez eux.
A l'époque, un discours critique déplorait le manque de continuité dans l'intervention auprès de la clientèle itinérante et l'absence d'une véritable tradition de concertation entre les services publics et communautaires. Avec l'augmentation du nombre de personnes utilisatrices des services de ce réseau et la complexité des problèmes rencontrés, il s'est avéré évident que le réseau avait maintenant besoin d'une structure de concertation. De ce constat naissait, à l'automne 1991, avec le soutien du ministère de la Santé et des Services sociaux et de la Ville de Montréal, un plan conjoint offrant des services et de l'aide à la population itinérante. Une table de liaison présidée à l'époque par le directeur du CLSC Centre-Ville fut créée, ce qui a assuré la mise en application de ce plan et a favorisé les échanges des membres de cette table de liaison et de l'équipe volante. Cette équipe, composée d'intervenants du CLSC, précédera l'Equipe-Itinérance actuelle. Elle est maintenant constituée de quatre infirmières, quatre travailleurs sociaux, un psycho-éducateur, deux médecins, une psychiatre, un organisateur communautaire, une secrétaire, un chef d'administration de programme et une directrice des services spécifiques.