PARTIE 4. REPRÉSENTATION DE SOI ET COMPRÉHENSION DES PROCESSUS
CHAPITRE 14. LA PRÉVENTION DE L'ITINÉRANCE ET L'AUTONOMISATION DES JEUNES PLACÉS EN CENTRE JEUNESSE
Mario Poirier
Olivier Chanteau
Francine Marcil
Jérôme Guay [1]
Je ne voulais qu 'essayer de vivre ce qui voulait spontanément surgir de moi. Pourquoi était-ce si difficile?
Hermann Hesse
Toute transition est source d'inquiétude et sa réussite dépend à la fois des ressources de la personne et des dispositifs d'accueil des milieux. Peu de transitions dans la vie sont aussi complexes et imprévisibles que celle qui sépare la fin de l'adolescence du début de l'âge adulte. C'est une étape marquée d'essais et d'erreurs, de doutes et de coups d'éclat, de réussites et d'échecs pour presque tous les jeunes, autour de multiples axes, par exemple: quitter l'école ou poursuivre ses études, se trouver du travail, partir de la maison et s'installer dans un logement, vivre avec d'autres, développer des liens amoureux, tenter de se construire un projet de vie. Cette période de transition ouvre tout grand l'horizon et peut se dérouler assez bien pour la plupart des jeunes. Elle peut cependant être désastreuse et s'inscrire dans une véritable chute quand la vie a déjà été brutalement frappée de traumatismes, d'absences significatives, de problèmes familiaux aigus, d'abus, de violence, de négligence, de confiance en soi quasi nulle. En effet, certains adolescents ont déjà multiplié les crises de vie et accumulé de grandes vulnérabilités personnelles. Si, en outre, les dispositifs sociaux d'insertion sont insuffisants, et les familles souffrantes, inaccessibles ou inadéquates, le jeune risque de glisser vers la rue et l'exclusion sociale.
Parmi les traumatismes possibles, l'abandon parental ou la démission des parents face aux enfants est un facteur prédictif significatif des risques ultérieurs d'itinérance (Bures, 2003; Herman et al., 1997). Bien sûr, une telle situation ne se produit pas par hasard, mais le plus souvent quand les parents sont eux-mêmes en perte de moyens, soit en raison de leurs propres problèmes personnels (toxicomanie, dépression, etc.), soit comme résultante de la pauvreté et de l'exclusion. Comme le souligne l'historienne Catherine Rollet: "À travers les siècles, la misère reste la principale cause de l'abandon des enfants" (2001, p. 9).
Le placement en centre jeunesse, s'il peut avoir diverses origines, marque par sa nature même cette distance avec la souche familiale et signale presque toujours, dans la perception des jeunes, une forme d'abandon ou de rupture face au foyer parental. Une telle situation peut être incontournable et nécessaire pour la protection de l'enfant, mais elle n'est pas sans effets marquants. L'étude de Whiting et Lee (2003) auprès d'enfants en placement indique l'omniprésence des sentiments de confusion, de culpabilité (qu'ai-je fait?), de perte, de peur et de colère chez les jeunes, même quand le placement semblait absolument requis. Le placement projette l'enfant dans un univers d'incertitude, de perte de repères, comme si, inscrit soudainement dans un autre monde, il "figeait" face à son devenir. "Nearly every child was confused about one or both of the following: the reasons for being in care and what would happen in the future" (Whiting et Lee, 2003, p. 292).
Les recherches de Bassuk et al. (1997) ont démontré que le placement de l'enfant constituait également un facteur prédictif de l'itinérance adulte. Herman et al. (1994) ont même démontré que les expériences de placement dans l'enfance sont prédictives de l'omniprésence des sentiments dépressifs chez des itinérants adultes. Or, des recherches effectuées à Montréal indiquent que plus de 30 % des jeunes adultes itinérants ont été pris en charge par les services de protection de la jeunesse dans leur enfance ou leur adolescence (Poirier et al., 1999). En France, on obtient sensiblement les mêmes données: pour l'enquête réalisée à Paris par Marpsat et al. (2000), la fréquence du placement dans un foyer ou une famille d'accueil était de 31 %. Dans l'enquête de l'INSEE sur les itinérants adultes, l'estimation est de 28,1 % pour les hommes et de 32 % chez les femmes (Firdion, 2004). Ces résultats sont bien supérieurs à la proportion (1,9 %) de personnes de la population générale ayant été placées durant leur jeunesse. En outre, comme l'indique Firdion (2006, p. 188): "[...] les jeunes ayant connu un placement déclarent davantage d'événements malheureux ou négatifs durant leur enfance que les jeunes qui n'ont jamais été placés. On peut y voir certainement les cas douloureux où le placement a été précédé d'événements familiaux tels que les mauvais traitements, les conflits, les violences, mais il peut s'agir aussi de périodes de grande pauvreté, de chômage des parents."
Le jeune qu'on retrouve dans les rues des grandes cités occidentales a souvent connu une trajectoire assez typique: problèmes familiaux dès l'enfance - pauvreté, violence, abus, abandons; problèmes croissants à l'adolescence, accompagnés de troubles de conduite, de délinquance, de toxicomanie, de fugues du milieu parental, de décrochage scolaire; interventions conséquentes de la Protection de la jeunesse, avec des placements parfois nombreux et successifs; et, enfin, épisodes d'entrée dans la rue et séjours plus ou moins prolongés dans l'itinérance (Commander et al., 2002; Firdion, 2000; Herman et al., 1997; Koegel et al., 1995; Lussier et al., 2002; Penzerro, 2003; Susser et al., 1993; Yoder et al., 2003). Pour améliorer la prévention de l'exclusion et de l'itinérance, il faut tenter de mieux comprendre cette chaîne d'événements, de l'enfance à l'âge adulte, en analysant les perceptions des principaux acteurs.
- [1] Cette recherche a été réalisée grâce à une subvention du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), concours "Recherche innovante" (2004-2006). L'équipe de recherche est formée de Mario Poirier, professeur titulaire de psychologie à la Télé-université (UQAM) et chercheur principal; Olivier Chanteau, agent de recherche; Jérôme Guay, psychologue, consultant et professeur titulaire à la retraite de l'Université Laval; Francine Marcil, coordonnatrice des services professionnels au Centre jeunesse de Laval.