LE PHÉNOMÈNE DE L'ITINÉRANCE DANS LA RÉGION DES LAURENTIDES

Dans la section suivante, nous présenterons certaines caractéristiques propres au phénomène observé dans la partie rurale des Laurentides.

L'itinérance "invisible" et la grande instabilité résidentielle

Si la proximité de Montréal et l'existence de ressources d'hébergement temporaire rendent le phénomène de l'itinérance très visible et quantifiable en zone urbaine ou semi-urbaine, il en va autrement dans la zone rurale où nous avons largement utilisé l'expression "invisible" pour décrire le phénomène dont nous ont parlé tous les intervenants que nous avons interrogés. Toutes les autres études menées sur le phénomène en milieu rural utilisent des formulations semblables, par exemple itinérance cachée, itinérance relative... Les régions rurales sont la plupart du temps associées à l'air pur, aux beaux paysages, aux métiers et aux modes de vie traditionnels et stables, aux valeurs, à la solidarité. Cette image n'est pas seulement véhiculée par les gens de la ville; dans la plupart des régions cette image est aussi vivante. Le stéréotype semble universel. Nos travaux et toutes les études consultées dénoncent d'emblée cette image. Dans le nord des Laurentides, on dénombre peu de gens dans la rue au sens strict ou au sens urbain, d'errants, de mendiants, de squeegees, de toxicomanes, occupant l'espace public et donc visibles. Un premier regard peut donner à penser que le phénomène n'existe pas.

Les personnes que nous avons rencontrées, pourvoyeuses et utilisatrices de services, nous ont donné une définition utile du phénomène dont elles parlaient. En accord avec les autres études consultées nous avons considéré comme itinérantes ou en grande instabilité des personnes ayant un toit mais vivant dans des conditions précaires, instables, insalubres. En Grande-Bretagne, notamment, sont considérées comme itinérantes des personnes vivant sous le même toit qu'une personne violente. La plupart des réflexions récentes "officielles" - celles de la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SGHL), du ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences du Canada (MRHDC), du Secrétariat national pour les sans-abri (SNSA) - et celles issues des études consultées parlent de diverses situations particulières se situant sur un continuum qui va de la personne sans abri à la personne en instabilité résidentielle. Rappelons, en reprenant les conclusions de Développement des ressources humaines Canada (DRHC), que les personnes qui consacrent plus de 30 % de leur revenu au logement sont considérées comme "à risque de devenir itinérantes" et que celles qui consacrent plus de 50 % de leur revenu au logement sont considérées comme "à très grand risque de devenir itinérantes".

Qui sont ces personnes que l'on considère comme étant en grande instabilité? Dans les Laurentides rurales, on trouve: des personnes qui déménagent fréquemment faute de trouver un logement adéquat et abordable; des femmes et des familles monoparentales à faible revenu, isolées et ayant un faible réseau social, parfois non originaires de la région; des jeunes qui vivent, durant des périodes plus ou moins longues, chez des amis, des voisins, des grands-parents, qui partagent à plusieurs un petit logement, ou encore qui squattent des terrains ou des chalets non habités; des familles vivant dans des motels en attendant de trouver un logement; des immigrants en attente de statut; des personnes qui sortent ou qui vont sortir d'institutions (centres jeunesse, centres de détention, centres de thérapie...) et leurs familles qui s'installent temporairement dans la région; des personnes âgées, souvent propriétaires, qui continuent à occuper leur maison, mais qui voient leurs moyens pour l'entretenir, la maintenir, la chauffer, la financer se réduire d'année en année; plusieurs familles occupant ensemble des maisons insalubres, très souvent non conformes aux normes d'isolation moderne; des petits salariés, ou employés occasionnels, n'arrivant pas à se loger correctement en raison de la hausse importante du coût du logement en région... Ces groupes, bien souvent fragilisés, développent des stratégies visant, entre autres, à se rendre invisibles; cette nécessité existentielle peut avoir un effet positif pendant un certain temps, mais pousse vers une véritable fuite quand une certaine limite est atteinte. Ces stratégies rendent également ces populations invisibles aux ressources et aux services et ont pour effet pervers de les isoler encore davantage.

Mis à part certaines personnes en ressources d'hébergement consacrées aux personnes itinérantes, les personnes sans abri en milieu rural ne se reconnaissent pas vraiment comme itinérantes parce qu'elles ont, comme référence, le stéréotype urbain. Il semble que les populations vulnérables et les personnes itinérantes en milieu rural font moins appel aux services. L'invisibilité entraîne souvent un déni du phénomène par les autorités et par les individus directement concernés. Ce stéréotype est souvent entretenu par les médias qui rapportent presque exclusivement l'image de l'itinérance urbaine intériorisée par les personnes sans abri en région. Cette impression a été confirmée lors de nos rencontres.

Les intervenants que nous avons rencontrés dans les Laurentides parlent de plus de 20 % de la population de certains villages ou de certaines communautés qui vivent une très grande instabilité. Cette instabilité et cette précarité dépasseraient la seule question du logement pour s'étendre aux questions de santé et de capacité à construire des liens sociaux. Ces chiffres peuvent grimper à près de 50 % quand il s'agit de sous-groupes particuliers (par exemple les familles monoparentales dirigées par une femme).

 
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