CHAPITRE 16. VIVRE DANS LA RUE ET LA REPRÉSEMTATION DE SOI DES FEMMES. Une étude exploratoire [1]

Yves Lecomte

Marie-Ève Lapointe

Guillaume Ouellet

Jean Caron

Christian Laval

Emmanuel Stip

Jean Gagné

Quiconque se promène dans les mes commerciales avoisinant l'Université du Québec à Montréal (UQAM) rencontre inévitablement une personne qui mendie "pour prendre un café ou manger une soupe" en guise de justification de la demande. Une promenade régulière dans les mêmes lieux permet de devenir témoin d'autres scènes: des jeunes des deux sexes étendus dans un square, entourés d'une meute de chiens et demandant machinalement de l'argent; une personne dont il est difficile de deviner l'âge, couverte de plusieurs manteaux d'hiver en plein été, qui déambule dans la rue avec un panier de provisions rempli de sacs de diverses dimensions, se dirigeant on ne sait où, sans dire un mot à qui que ce soit. Cette personne semble manifestement négliger son hygiène et son apparence. Si la promenade se prolonge jusqu'à une bouche de métro avoisinante, de nombreuses personnes sont aperçues couchées à même le sol ou sur les bancs.

Ces observations, de plus en plus fréquentes, ont suscité au cours des dernières décennies de multiples questionnements qui ont orienté les recherches sur les politiques, l'étiologie, l'épidémiologie, les caractéristiques sociodémographiques, la santé, la toxicomanie, la criminalité, le logement, les droits, les revenus, etc. Ces questions dominent d'ailleurs le champ de la recherche en itinérance, comme le montre la revue de littérature de Fournier et Mercier (1996).

D'autres recherches, moins nombreuses, se sont intéressées aux perceptions que les personnes itinérantes ont de leur situation. Trois thèmes se dégagent des travaux recensés.

Le premier thème touche la vie à la rue qui exerce un stress perpétuel sur les personnes (quel que soit leur sexe) à cause de ses caractéristiques comme les difficultés à satisfaire les besoins de base, la violence, les vols, la stigmatisation, etc. (Beckman, 1996a, 1996b; Declerck, 2001; Lanzarini, 2000; Sheriff et al., 1999). Le deuxième thème renvoie à l'impact du mode de vie itinérant sur les personnes elles-mêmes: celles-ci doivent faire face à une série de "situations extrêmes" qui mettent à rude épreuve leur capacité "de conserver une mesure de dignité humaine". Elles en viennent à perdre leur sentiment d'identité, leur estime de soi et l'affirmation de soi (Buckner et al., 1993). Le troisième thème aborde la question des représentations de soi. Trois aspects sont touchés: le contenu, les stratégies pour préserver un soi positif et les étapes de son développement.

Premier aspect: le contenu des représentations de soi, inspiré surtout par une étude de Boydell et al. (2000) et qui renvoie aux qualités et aux défauts repris par les personnes elles-mêmes. Par exemple, les nouveaux sans- abri (hommes et femmes) se présentent d'une manière positive (honnêtes, gentils, etc.), alors que les sans-abri dits chroniques se décrivent positivement ou négativement (indépendants, généreux ou non fiables, violents, etc.).

Deuxième aspect: les stratégies de préservation de la représentation d'un soi positif (Boydell et al., 2000; Crockner et Major, 1989; Farge, 1989; Koegel, 1987 cité par Buckner, Bassuk et Zimal, 1993; Lovell, 1997, 2000; Martin, 1992; Snow et Anderson, 1993). Les principales stratégies décrites sont surtout cognitives: déni, rationalisation, refuge dans les fantaisies, transformation de la situation en une situation plus acceptable, dévaluation, accommodation (modification de ses attentes pour adopter celles du refuge, par exemple, et développer une identité d'itinérant), distanciation des autres itinérants, embellissement de sa situation par une histoire fictive. On peut aussi retrouver le délire chez des personnes souffrant de troubles mentaux dans lequel on fusionne sa réalité personnelle et celle de sans-abri dans un nouveau soi. Les stratégies peuvent aussi être de l'ordre de l'évitement, comme l'usage de l'alcool.

Troisième aspect: les étapes du développement de la représentation de soi. Diverses recherches (Farrington et Robinson, 1999; Kuhlman, 1994; Mucchielli, 1998; Snow et Anderson, 1988; 1993; Vexliard, 1950)[2] ont abordé cette question à partir du concept de carrière, soit le développement progressif d'une organisation de soi (un ensemble de représentations de soi) qui permet, subjectivement, de survivre dans la rue. Ces recherches reposent sur le postulat que, plus le temps dans ce mode de vie s'allonge, plus la personne développe une représentation de soi congruente avec ce mode de vie. Il en résulte des modèles constitués d'étapes, dont le modèle type est celui de Vexliard (1950; 1957). Il peut se résumer ainsi: 1) "la rupture du lien social", marquée par les tentatives pour maintenir les modalités d'existence avant d'être un sans-abri; 2) "première prise de conscience de la situation conflictuelle", qui se caractérise par l'admission progressive de sa condition actuelle: il y a à la fois autodépréciation et espoir de s'en sortir; 3) "la résolution active du conflit", qui se fait par l'adoption des codes de conduite des sans-abri; 4) "rationalisation et valorisation de la situation", manifestée par l'acceptation de sa situation et par l'intégration de cette condition de vie dans sa représentation de soi. À cette dernière étape, Vexliard parle d' "un homme sans histoire".

En résumé, les recherches recensées indiquent que vivre dans la me est une mise à l'épreuve de la représentation de soi. Ainsi, avec le temps, celle-ci s'érode jusqu'à devenir une représentation de soi en tant qu'itinérant et qui correspond aux comportements, aux attitudes et aux modes de pensée des personnes sans abri. Mais, tout au long de ce processus, les personnes luttent pour conserver une représentation de soi la plus positive possible. À cet égard, les études fournissent peu de réponses. Il en est de même pour les représentations de soi et l'impact sur elles du fait de vivre dans la rue.

À partir de ces constats, nous avons entrepris une recherche exploratoire [3] auprès de femmes en situation d'itinérance qui vise à mieux connaître leurs représentations de soi et l'impact [4] de la vie dans la rue sur ces représentations. Précisément, la recherche répond à la question: comment se construit le questionnement sur les représentations de soi? La recherche se situe dans le cadre théorique nommé career process, terme qui désigne les différentes étapes du développement d'une identité biographique (Chamberlain et Johnson, 2003). Comme modèle du soi, elle adopte le modèle expérientieldéveloppemental de René L'Ecuyer (1994). Ce modèle présente, en un tout cohérent, les "dimensions internes [qui] réfèrent aux contenus de l'expérience personnelle de soi des personnes ainsi qu'aux transformations de ces contenus avec l'âge" (L'Ecuyer, 1994, p. 49).

  • [1] Cette recherche a été réalisée grâce à un soutien financier obtenu du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC) et du programme Initiative de partenariats en action communautaire (IPAC), que nous remercions. Nous remercions aussi M. Dominic Cole et Mme Dahlia Namian pour leur implication comme assistants de recherche dans ce projet. Nous remercions tout spécialement les intervenants des ressources et les participantes qui ont si généreusement accepté de collaborer à cette recherche.
  • [2] Pour une description sociologique de ces étapes, consulter l'article de Roy (1995) et le livre de De Gaulejac et Taboada Léonetti (1994).
  • [3] Pour améliorer les connaissances sur ces questions, il s'avère nécessaire de conceptualiser le soi différemment des études antérieures. En effet, une analyse spécifique du soi auquel se réfèrent ces études démontre que ces dernières ne définissent pas les divers aspects de soi comme le font, par exemple, d'autres études réalisées auprès d'une population normale (L'Ècuyer, 1994), se privant d'une possibilité de mieux différencier le contenu du soi et l'impact du mode de vie sur ses aspects. Certains aspects sont mentionnés dans les études, mais ils ne sont ni standardisés ni définis, et leurs interrelations ne sont pas explicitées. Par conséquent, des études définissant empiriquement le soi permettraient sans doute de mieux comprendre les deux aspects précédemment soulevés.
  • [4] Nous utilisons le terme impact dans le sens d'une influence positive ou négative du style de vie sur la représentation de soi dont parlent spontanément les participantes dans leur discours.
 
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